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timide cortége du geste et du regard. Alexandre-le-Grand, après avoir tranché le nœud gordien, ne dut pas tourner un visage plus radieux vers les habitans de la Phrygie.

Pour nous, loin de railler ce naïf orgueil, nous y applaudîmes à l’envi. Nous déclarâmes à son excellence Lin-kouei que dorénavant la pièce à laquelle il avait mis le feu porterait son nom et ne s’appellerait plus que l’obusier de Lin. Un sabre turc, dernière épave sauvée du naufrage de la Gloire et léguée au commandant de la Bayonnaise par M. Lapierre, avait été destiné par nous au premier chef malais dont nous aurions à reconnaître l’hospitalité. Nous n’eussions jamais songé qu’un pareil hommage pût convenir à un mandarin chinois ; mais, après sa prouesse, le taon-tai de Shang-hai nous parut digne de ceindre ce riche yataghan. Lin-kouei le reçut des mains du commandant français avec une joie qu’il n’essaya point de dissimuler. Passant autour de son cou le cordon de soie tordue qui soutenait ce long sabre courbe, il le plaça, suivant la coutume chinoise, la poignée en arrière, la lame reposant sur sa cuisse droite. Par un mouvement rapide, ses deux mains disparurent alors derrière son dos ; la lame luisante jaillit comme un serpent du fourreau de chagrin, et le taou-tai l’agita fièrement au-dessus de sa tête. Puis, comme s’il eût été ramené par une réflexion soudaine à des pensées plus conformes à sa qualité de mandarin civil, Lin-kouei s’empressa de remettre au fourreau l’instrument homicide et de déposer ce gage compromettant de la sympathie des barbares entre les mains d’un de ses serviteurs.

Les heures, on le comprendra, s’étaient rapidement écoulées pendant cette curieuse initiation du fonctionnaire mantchou à la science militaire de l’Europe. Le soleil allait bientôt disparaître derrière la forêt de mâts qui bornait derrière nous l’horizon comme une longue palissade : Lin-kouei s’inclina une dernière fois devant le ministre de France, et, escorté jusque sur le passe-avant de la corvette par les officiers de la Bayonnaise, il descendit avec les mandarins Heou-lieun et Wan-wei dans le canot qui l’attendait au bas de l’échelle, mêlant aux tchin-tchin (saluts) les plus affectueux le seul mot français que son cœur reconnaissant eût retenu : Merci !


II

Le consul d’Angleterre ne fut point le seul résident européen qui voulut se rendre à bord de la Bayonnaise le jour même qui suivit l’arrivée de cette corvette dans le port de Shang-hai. Le consul des États-Unis, le préfet apostolique du Kiang-nan, Mgr Maresca, un grand nombre de négocians anglais ou américains, le ministre anglican lui-même, n’apportèrent pas à remplir ce devoir de politesse un moins gracieux empressement. Ce n’était point seulement au représentant de