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déjà les premiers édifices de la ville européenne, la chancellerie britannique, le consulat des États-Unis, les somptueuses demeures des négocians anglais et américains. Derrière nous apparaissaient les humbles toits du faubourg indigène dominés par le pavillon du consulat de France et masqués en partie par les hautes carènes des navires de Sidney, de New-York ou de Liverpool. Plus loin, les jonques du Fokien et du Shan-tong, rangées côte à côte, occupaient la rive gauche du fleuve. Leurs mâts se dessinaient sur le sombre azur du ciel ; la brise agitait doucement leurs mille bannières. On eût dit un escadron de lanciers attendant le signal de la charge. Déjà cependant les reflets dorés du soleil couchant commençaient à pâlir. Bientôt tous les objets semblèrent se confondre, et l’innombrable flottille ne présenta plus à l’horizon qu’une masse indistincte et confuse qui disparut complètement à nos regards avec les dernières lueurs du crépuscule.

Nous eussions voulu, dès le lendemain, parcourir cette ville chinoise, où nulle enceinte réservée ne devait nous dérober, comme à Canton, l’existence intime des enfans du Céleste Empire, où nul sanctuaire n’était interdit aux Européens ; mais les rigoureuses lois de l’étiquette enchaînaient encore notre liberté. Si importuné qu’il pût être de sa propre grandeur, M. Forth-Rouen ne fut pas libre d’en déposer le fardeau avant d’avoir accompli dans leur intégrité les rites de la vie officielle. Appelés à entourer de nos uniformes, comme d’une panoplie vivante, le représentant du peuple français en ce lointain pays, nous dûmes pendant vingt-quatre heures maîtriser notre impatience, et payer par ce léger sacrifice l’honneur d’avoir conduit à Shang-hai le successeur de M. de Lagrené.

Le consul d’Angleterre, M. Rutherford Alcock, voulut être le premier à saluer le nouveau ministre de France. La cloche qui venait de sonner midi à bord de la Bayonnaise vibrait encore quand il mit le pied sur le pont de la corvette. Comme M. de Montigny, M. Alcock n’était entré dans la carrière consulaire qu’après avoir connu les périls et les émotions d’une existence plus aventureuse. Habile chirurgien, il avait servi en Espagne dans le corps du général Evans. Les péripéties de la guerre civile avaient fortifié l’énergie naturelle de son caractère : ce fut la mission pacifique qu’il remplissait à Shang-hai qui mit cette énergie à l’épreuve. Dans quelques complications qui avaient précédé de peu de mois notre arrivée dans le Yang-tse-kiang, M. AIcock avait déployé un sang-froid et une fermeté qu’aurait pu envier plus d’un homme de guerre.

Depuis le traité de Nan-king, les étrangers jouissaient d’une grande liberté dans les ports du nord. Il leur arrivait souvent, montés sur des chevaux de Sidney et du golfe Persique, ou mollement couchés au fond de leurs barques chinoises, de s’avancer à huit ou dix lieues dans