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de mes extravagances. Nous n’irons pas loin, mon général, pour découvrir ce qu’on vous cache. J’en ai fait à dessein mon bagage de voyageur. Cette charmante femme que vous voyez là-bas et qui allaite son enfant, c’est une pauvre affligée dont le mari a été raccolé par des recruteurs de la marine. Depuis six mois, elle ignore ce que devient ce mari, s’il est encore vivant, et cependant elle a grand besoin de lui. Si la Providence ne m’eût rendu fou tout exprès pour la circonstance, cette femme allait mourir de misère et d’épuisement avec son nourrisson. Ce jeune muletier aux larges épaules, qui tient une guitare, avait un petit emploi de messager : on l’a destitué pour donner sa place à un Napolitain, et on en avait le droit ; mais le successeur désigné vint s’emparer de la place avec insolence et ne daigna pas même exhiber son brevet. Maître Carlo, qui a le cœur bien placé, justement piqué de ce mépris, a ressaisi ses dépêches et fait son service un jour de plus qu’il ne devait. On l’a arrêté ; il s’est échappé des mains des gendarmes, et depuis lors je ne puis obtenir qu’on dise nettement s’il est contumace ou s’il peut circuler en liberté. Comme on n’oserait s’emparer de lui en ma présence pour des raisons que je vous confierai plus tard, il me suit comme mon ombre, de peur d’accident. Au moment où lui arriva ce malheur, Carlo allait épouser un superbe brin de fille qu’il aime, et son mariage est ajourné indéfiniment. Comment donc voulez-vous, mon général, que la Sicile retrouve jamais les six millions d’habitans qu’elle eut du temps de Strabon ? comment voulez-vous que son sein fécond ne se dessèche pas, si les jeunes maris voguent en pleine mer et si les amoureux s’enfuient comme des malfaiteurs ?

— Marquis, dit le général, je vous vois des larmes dans les yeux, essuyez-les ; nous ferons en sorte que vos jeunes gens embrassent leurs femmes pour vous contenter. Il y a encore une personne dont je veux connaître particulièrement les sujets de plainte : c’est ce seigneur Germano, c’est cet homme rare et bon, qui s’oublie en pensant aux autres et qui a sauvé le zampognaro.

Le marquis approcha son mulet de la portière et parla fort long-temps au général, mais si bas que personne n’a su ce qu’il disait. Il fallait que ce fût quelque chose d’énorme et de saisissant, car le vieux militaire mordait ses moustaches et fronçait les sourcils d’un air d’indignation et de fureur. — Voilà donc, s’écria-t-il, comment on se conduit quand on se croit hors de toute surveillance ! voilà comme on se fait aimer dans un pays où il faudrait au moins de la modération et de l’honnêteté à défaut d’intelligence et d’habileté ! Ah ! j’ai bien fait de passer dans cette province ; j’emporterai des documens précieux, et, nous allons rédiger ensemble un rapport d’un intérêt extrême.

Attendez un peu, reprit le marquis ; les plaintes et les déclamations