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au shako sont d’un effet tel qu’on peut le dire tout bas : le bourgeois en habit de ville s’efface à côté du soldat et ne brille ni plus ni moins qu’une chandelle en plein midi. Engage-toi, jeune homme.

— J’en meurs d’envie, répondit Carlo ; mais, hélas ! ma qualité de Sicilien est un obstacle.

— Pas insurmontable. Tu as de bonnes notes. On t’a laissé exercer les fonctions de messager ; on te recevra parmi les enrôlés volontaires, si tu montres du zèle.

Deux sentiers se présentèrent à l’entrée de la ville délabrée de Taormine.

— Seigneurs militaires, dit Carlo, il me vient un scrupule. La gloire a des dangers. On peut recevoir une balle dans quelque bataille. Décidément je reste en Sicile. Quant au seigneur commissaire, il est malheureusement prévenu contre moi par mon ennemi. Je ne le verrai pas. Voici votre chemin pour aller chez lui ; je prends l’autre et vous souhaite un bon voyage.

Carlo poussa du coude ses deux voisins si rudement, qu’il les fit chanceler, et il partit comme un lièvre. Le vieux sergent lui cria d’arrêter s’il ne voulait périr d’un coup de terzetta ; mais, avant que le pistolet de poche fût armé, Carlo avait tourné dans une ruelle. Le gendarme, le sabre à la main, poursuivit son homme aussi vite qu’il put. Au bout de cent pas, il arriva sur un terrain encombré de ruines et coupé de plusieurs sentiers. Une petite fille de quatre ans vint à passer ; le gendarme lui demanda quel chemin avait pris un homme portant la veste et la ceinture rouge des muletiers ? L’enfant, qui reconnut l’accent de la terre ferme, ne répondit pas et s’enfuit en montrant la langue à cet étranger. Sur un bloc de marbre, un moine dominicain, paisiblement assis, contemplait les reflets dorés du crépuscule sur les neiges de l’Etna.

— Mon père, lui dit le gendarme, un criminel échappé n’a-t-il pas traversé ce terrain !

Le saint moine, sans détourner les yeux, remua les grains de son chapelet et murmura tout bas sa patenôtre. Au bout du terrain couvert de ruines, le gendarme trouva son sergent toujours courant comme lui. Après avoir fait quelques pas ensemble, ils furent arrêtés par une haie d’aloës dont les grandes feuilles présentaient leurs pointes affilées comme des lames de poignard. Tandis qu’ils cherchaient un moyen de franchir ce rempart, ils virent à deux portées de fusil, sur un pic fort élevé, Carlo grimpant comme un chat parmi des rochers et des vignes sauvages. Le sergent remit sa terzetta dans sa poche, le gendarme son sabre au fourreau, et ils reprirent ensemble le chemin de Taormine en maugréant contre les dominicains, les feuilles d’aloës et la Sicile entière.