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témoigner aucune émotion, il appela un muletier de ses amis qui passait sur la route. — Nicolo, lui dit-il, les deux seigneurs gendarmes me conduisent chez le seigneur commissaire pour m’expliquer avec mon successeur. Charge-toi de porter ces dépêches au bureau de poste. Je te prie d’avoir soin de mes mules pendant mon absence.

Déjà Carlo avait averti son camarade par un clignement d’yeux qu’il s’agissait de se tirer des griffes des Carthaginois.

— Suffit ! répondit Nicolo en baissant nu peu la paupière de l’œil gauche. Ne va pas te tromper de chemin. Il y a tant de ruines et de sentiers à chèvres là-haut, qu’on peut s’égarer. Regarde la tête blanche de l’Etna qui s’élève au-dessus des autres montagnes : on dirait un vieillard entouré de ses enfans. Reçois sa bénédiction et la mienne. Tes mules ne manqueront de rien.

En montant à Taormine, Carlo pria dévotement en son ame sainte Agathe de Catane et sainte Rosalie de Palerme de lui inspirer la dissimulation et la fourberie que réclamait sa position critique, et il attendit avec confiance qu’une personne de l’escorte voulût bien commencer la conversation. — Ton affaire, lui dit le vieux sergent, n’est pas aussi bonne que tu as l’air de le penser.

— C’est selon, répondit Carlo. Si on me juge sans m’entendre, elle peut être mauvaise.

— Veux-tu que je te donne un moyen de sortir d’embarras ?

— Deux moyens valent mieux qu’un. Je vous écoute.

— Tu es jeune, adroit et bien bâti. Tu ferais un beau soldat. Demande à contracter un engagement volontaire. Vous autres Siciliens, vous considérez comme un privilège de n’être pas sujets à la conscription : c’est au contraire une exclusion et un malheur ; vous y perdez des chances infinies de fortune au lotto de l’existence. Tel que tu me vois, si ma passion pour la guerre ne m’eût retenu sous les drapeaux, j’aurais eu dix fois l’occasion d’épouser des veuves puissamment riches éprises de mon uniforme. Et puis, tu courrais le pays, les aventures ; tu verrais Naples !

— Naples ! s’écria le gendarme. Quelle ville ! quelle foule dans les rues ! Che pompa ! che lusso ! A la nuit, vingt mille lumières sans mèche jaillissent des murailles par des petits trous et inondent la capitale d’une clarté aussi vive que celle du soleil. Les carrosses se croisent, et les boutiques illuminées étalent leurs trésors aux yeux éblouis des passans. Che pompa ! che lusso !

— Quelle pompe ! quel luxe ! répéta Carlo en ouvrant une large bouche.

— Et, reprit le vieux sergent, sais-tu que tout est pour le militaire à Naples ? L’uniforme de fin drap bleu, les galons d’argent, les torsades