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elle, puis la raison, corrigée par plus d’une expérience et meurtrie par plus d’une chute, ramasser parmi les ruines qu’elle avait faites des matériaux pour reconstruire à son tour. Après avoir mis l’autorité politique dans la rue, elle lui avait rouvert des palais encore mal fermés à la foule ; après avoir jeté au vent toutes les richesses du sanctuaire, elle a relevé à l’idée abstraite et philosophique de Dieu un autel dépouillé. L’oeuvre sociale du consulat, qui subsiste encore autour de nous, fut une œuvre de raison élevée jusqu’au génie ; la philosophie spiritualiste qui a régné en France dans ces dernières années est une tentative de la raison pour atteindre à la puissance des vérités religieuses ; mais l’une et l’autre ont la raison pour inspiration et pour base. Dans le grand nombre de nos lois, il n’en est pas une qui ne soit précédée de son exposé des motifs : dans le petit nombre de nos croyances ; il n’en est pas une qui ne marche accompagnée de sa démonstration logique. Nous ne faisons rien par tradition, et ne croyons rien sur parole. La révolution, dès ses premiers jours, avait donc bien nommé l’objet de son culte ; nous n’adorons plus, Dieu merci, la raison sous la forme d’une fille, de joie célébrant une bacchanale ; mais, sous des attributs plus décens, elle n’a pas cessé d’être la seule divinité qui préside à nos destinées.

Il n’y a pas long-temps que c’était pour nous et pour elle un sujet d’orgueil. Nous étions ravi de tout comprendre si clairement, et en nous et autour de nous ; nos regards se plaisaient à ne rencontrer nulle part ni ombre ni mystère. La cité politique tracée au cordeau d’après un plan raisonné formée de bâtimens tout neufs, brillait d’un éclat qui semblait promettre la solidité. Elle n’avait plus, il est vrai, ses vieux remparts, mais elle n’avait pas non plus de rues tortueuses et sombres : tout était droit, aligné, et laissait pénétrer à flots la lumière. Bien qu’on eût fermé à l’intelligence les trésors de la tradition, elle semblait avoir trouvé en elle-même des sources intérieures de poésie et d’éloquence. La morale même avait substitué à l’autorité révélée je ne sais quels instincts honnêtes, aidés d’un calcul sensé qui suffisait à étendre sur la société un vernis de régularité médiocre et uniforme. Vertus, talens, bien-être, la raison semblait ainsi avoir tiré tout de son propre fonds ; elle avait repeuplé le sol après l’avoir dévasté. Comment elle est sortie tout d’un coup de cette flatteuse illusion, nous n’avons pas besoin de le dire. Entre les égaremens de la littérature et les convulsions de la politique, entre les passions des hommes et des folies des systèmes. Il s’est trouvé qu’à un jour donné le bon sens avait produit le délire, et la logique enfanté la contradiction ; il s’est trouvé qu’une société, tout entière fondée sur la raison, courait risque de devenir la moins raisonnable du monde.

Un grand discrédit en est résulté pour la raison. Elle a été abandonnée