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que ne reconnaît pas le pur castillan parlé dans les villes de la côte. Les dames en particulier sont impitoyables entre elles : dans les villes de la côte, on m’avait plaisanté sur la bonne fortune que j’allais avoir de connaître las serranas (les montagnardes) ; au Cusco ; l’on me parla des Aréquipéniennes et surtout des Liméniennes, de leurs graces qu’on n’osait pas nier, de leur extrême bienveillance sur laquelle on appuyait ironiquement, avec une pruderie et une âcreté qui feraient honneur à une vieille fille anglaise et puritaine. Dans quelques mois, je me promettais de demander aux dames de Lima ce qu’elles pensaient de celles du Cusco.

Les églises du Cusco sont peu remarquables, à l’exception de celle des Jésuites et de la cathédrale, qui sont d’une bonne et riche architecture. Toutes sont à peu près construites sur le même modèle : trois portes de face, dont une, celle du milieu, plus vaste que les deux autres, et, sur la façade, deux clochers debout comme deux tours carrées. L’intérieur à la forme d’une croix latine, à la tête de laquelle est placé le maître-autel. Partout des dorures et des ornemens massifs en bois ou en pierre. Les tableaux ne brillent que par l’éclat de leurs couleurs et de leur dorure : ils sont pour la plupart sortis de l’ancienne école royale de peinture, où le gouvernement de la métropole entretenait jadis un certain nombre de jeunes Indiens, chez lesquels on avait reconnu des disposition pour le dessin. Il va sans dire que de cette école il n’existe plus que le nom, et que les seuls peintres du Cusco sont des barbouilleurs indiens qui vous vendent pour quelques piastres, les portraits véritables des dix incas de la dynastie de Manco Capac, copie certifiée authentique et d’après nature !

Urge petite chapelle jointe à la cathédrale, El Triunfo (le triomphe), fut bâtie en l’honneur d’un fait d’armes qui parut si extraordinaire aux Espagnols eux-mêmes, qu’ils ne purent se l’expliquer que par l’intervention d’une puissance surnaturelle. Assiégés dans Cusco par l’inca Manco Capac, fils de Huascur Inca, à la tête de deux cent mille Indiens, forcés de maison en maison et acculés sur cette même place, les Espagnols s’enfermèrent dans un vaste palais, d’où ils écartaient les assiégeans par un feu continuel de leurs couleuvrines et fusils à mèche. Cependant nombre d’entre eux avaient péri, et ils voyaient approcher avec effroi le moment où les munitions leur manqueraient et où ils seraient égorgés sans pitié. On sut par des espions que les Indiens préparaient une nouvelle attaque pendant laquelle ils mettraient le feu au palais. Alors les Espagnols se confessèrent. Puis s’embrassèrent et se pardonnant mutuellement leurs fautes, certains qu’ils étaient de périr ce jour même. Les cavaliers lancèrent leurs chevaux dans les rues étroites du Cusco, et les gens de pied les suivirent à la course, protégeant les derrières et combattant comme des lions,