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trouées faites dans nos bataillons, et qu’ils perdaient, sans pouvoir les remplacer, leurs meilleurs officiers, souvent les fils des premières familles. Aussi avons-nous gardé aux Espagnols une rancune qui se manifeste à chaque mouvement révolutionnaire nouveau. » - « Comment trouvez vous notre Amérique ? » une demanda un homme pagé, qui savait beaucoup sans avoir jamais quitté son pays, et qui occupait un emploi important dans la ville de Cusco ; « elle doit tenir bien peu de place dans la pensée de votre grande Europe. Que lui font à elle nos guerres pour faire prévaloir le mode de gouvernement unitaire ou fédéral, nos batailles où des armées de trois mille hommes décident du sort de provinces grandes comme la France ou l’Autriche ? Nous serons oubliés de l’Europe jusqu’au moment où nous aurons grandi comme l’Amérique du Nord. — Et alors, lui dis-je, vous aurez perdu toute votre originalité : plus d’Indien suivant son troupeau de Ilamas en filant sa quenouille de laine, plus de tropas de mules avec leur conducteur au vieux costume espagnol, avec sa selle moresque et ses étriers d’argent, plus de litières sur les grands chemins ! Le couvent de Santo-Domingo deviendra un hôpital, une caserne, une manufacture. Vos femmes quitteront la basquina, la mantille, les fleurs dans les cheveux, pour prendre nos robes flottantes et nos vilains chapeaux, qui cachent la forme de la tête. – Bah ! fit-il, nous serons riches et heureux, et cela vaudra mieux. — C’est ce que je vous souhaite. » Les paroles de mon interlocuteur résument la manière de voir et de dire des hommes les mieux placés au Pérou pour juger la situation de leur pays.

Les habitans du Cusco ressemblent à tous les habitans des villes de montagnes ; leurs formes sont peu légères et leurs mouvemens graves ; leur intelligence est peut-être lente, mais ils ont le jugement sain et l’esprit rusé ; ils sont surtout fort clairvoyans et éveillés sur le chapitre de leurs intérêts. Les familles du Cusco se visitent peu entre elles, et, quand elles le font, c’est avec cérémonie et solennité. Dans ces occasions, les femmes portent la basquina et la mantille espagnole. Le soir, elles s’habillent avec des robes de mérinos, de velours ou de soie taillées à la dernière mode de Paris, c’est-à-dire à un an de date. L’on ne connaît pas telle chose qu’un grand bal au Cusco ; mais toutes les fêtes sont des occasions de réunion pour les familles et leurs amis. Une harpe, deux guitares et quelques violons criards forment l’orchestre obligé, qui joue pendant le temps du dîner et fait danser le soir. Les repas sont servis abondamment, et presque tous les mets sont prépares pour être mangés à la cuiller. Comme le bois manque à peu près absolument dans le pays, la cuisine se fait avec des mottes de terre, du fumier de mouton et de llama séché, puis un peu de charbon de bois apporté à dos de mulet de dix à quinze lieues du Cusco. Aussi, pour défendre les divers mets des gaz désagréables qui se dégagent de ce