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sont que des fermes, et encore la distribution des chambres et des bâtimens d’exploitation est-elle on ne peut plus mal entendue. Il arrive souvent qu’au milieu d’un repas splendidement servi, vous sentez vos jambes becquetées par des poules ou broutées par des moutons.

En quittant l’hacienda de Pacuta, j’entrai dans un pays bien cultivé. Les haciendas et les villages se multipliaient sur ma route. Je reconnaissais les approches d’une grande ville. Les ruines de la ville de Piquillacta, qu’on rencontre près du joli village d’Audaguaylas, préparent le voyageur aux grands tableaux qui l’attendent dans la ville du Cusco. Une longue muraille qui ferme la vallée, et dans laquelle s’ouvre une large porte en pierre, semble avoir fait partie de fortifications destinées à défendre les abords du Cusco. La tradition assigne une tout autre origine à cette muraille, derrière laquelle s’élevait autrefois la ville ruinée de Piquillacta. La fille d’un cacique était courtisée par tous les jeunes gens du pays. Deux caciques, également distingués par leur fortune et leur position, écartèrent les autres rivaux. Il fallait choisir entre eux : la belle ne proposa pas aux deux rivaux un combat en champ clos, un pèlerinage ou une croisade, elle leur dit : « Je prendrai pour mon serviteur (sa phrase est conservée en quichois) celui de tous deux dans l’espace de huit jours, conduira devant ma porte l’eau de tel ruisseau. » Piquillacta était sur une hauteur, et il fallait aller chercher de l’eau en bas dans la vallée, ce qui était assez difficile. Les deux caciques rassemblent leurs parens, leurs amis, et se mettent à l’ouvrage ; l’un fit sa prise d’eau trop bas, et l’eau n’arriva point ; l’autre choisit mieux son niveau, et au jour dit un large canal vint passer devant la porte de la dame, qui l’accepta pour son serviteur. Ce sont là des mœurs peu chevaleresques, mais il ne faut pas demander une galanterie trop raffinée à un peuple obligé d’acheter sa subsistance par une lutte de chaque jour contre la nature.

De Piquillacta à la ville de Cusco s’étend une vallée, tantôt large, tantôt étroite, mais toujours verte et très peuplée. Enfin on arrive à un endroit où les montagnes se rapprochent et ferment une sorte de couronne qui entoure de trois côtés la ville du Soleil. C’est là qu’il faut s’arrêter pour jouir du coup d’œil du Cusco avec ses nombreux clochers et ses larges pâtés de maisons. Pour moi, ce n’est pas sans émotion qu’au sortir des majestueuses solitudes du Haut-Pérou, j’entrai dans cette ancienne capitale des Incas, ville sainte d’un peuple conquérant et religieux dont l’origine est inconnue, dont l’histoire est oubliée, et dont la condition actuelle est digne de pitié.

Vers le XIIe siècle, 400 ans à peu près avant la conquête espagnole ce vaste pays, que l’on a plus tard appelé le Pérou, était divisé en petites principautés administrées suivant le régime féodal. Les chefs possédaient des forteresses, d’où ils sortaient pour piller leurs voisins. Deux