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Cette opération étant faite, le corps de troupes du colonel Saint-R… quitta Lampa avec ses nouvelles recrues, et les amusemens du carnaval, qu’avait arrêtés la présence des militaires, commencèrent aussitôt avec fureur : Chacun se connaît dans une petite ville : aussi toute la population, blanche ou métisse, était-elle rassemblée sur la place de l’église, formant une danse en rond où chacun se tenait par la main. L’on tournait en dansant au son d’une demi-douzaine de violons, harpe et tambourins. Des rondes de femmes et de jeunes filles cherchaient à entourer quelqu’un des spectateurs inactifs de la fête, et on ne lui rendait sa liberté qu’après lui avoir fait avaler un verre d’eau-de-vie et lui avoir jeté de la farine sur la tête. Le soir, dans diverses maisons, on dansa des llantos et des yaravis. Comme en même temps l’on buvait copieusement, que les danses devenaient plus vives et les spectateurs plus animés, je pensai que la présence d’un étranger pouvait être gênante, et je laissai ces braves gens à leur joie plus que folâtre.

À Tinta, l’on passe la rivière de Vilcanota sur un pont de bois. De là jusqu’à Guarypata, la route longe toujours les bords de la rivière. Les sites sont pittoresques, la végétation active, les villages et les habitations rapprochés. Sur la rive droite, il y a également un chemin que suivait au moment de mon passage un corps de troupes se rendant au quartier-général du colonel Saint-R… à Vilque. Les troupes, réglant leur pas sur celui des chevaux des officiers, marchaient très vite et pourtant dans un ordre parfait. Ce mouvement continuel de troupes donnait aux passages des Cordilières la vie qui leur manque trop souvent. L’hacienda de Guarypata mérite d’être notée : on y montre avec orgueil un jardin à la française aux allées droites et cailloutées, avec murailles de charmille et berceaux bien épais. Ces berceaux ne sont guère à leur place dans une partie de l’Amérique où le soleil ne brille quelquefois qu’un jour par semaine, mais le goût du beau simple n’existe nulle part au Pérou, et on fâcherait beaucoup les habitans de l’hacienda de Guarypata, si on trouvait à redire aux charmilles symétriques de leur jardin. Urcos, qu’on rencontre un peu plus loin, est un petit village auquel se rattache une tradition de l’époque des incas. C’est dans le lac voisin d’Urcos que fut jetée à l’approche des Espagnols la merveilleuse chaîne d’or massif qui ornait, sous les Incas, la principale place du Cusco. Aussi plusieurs fois a t-on essayé de dessécher le lac d’Urcos ; mais aucune de ces tentatives n’a réussi.

À Pacuta, à quelques lieues d’Urcos, je pus observer dans sa simplicité et dans sa dignité patriarcales la vie d’un gentilhomme campagnard au Pérou. J’y fus reçu par un vieil hidalgo espagnol qui m’accueillit avec une grace parfaite. Domestiques nombreux et bien appris, profusion d’eau et de bassins d’argent ; lit à baldaquin recouvert de damas rouge, argenterie massive richement armoriée, vieux vins en