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trois balzas, une pour moi, une pour mon domestique, une pour le bagage. À mon tour, je refusai de comprendre l’aymarien et, après force cris de mon côté en espagnol et des réponses obstinées du côté des Indiens en aymarien, je sommai l’alcaïde, au nom des présidens des républiques du Pérou et de Bolivie, de me donner un asile pour la nuit en payant, bien entendu ; puis je montrai une piastre. L’alcaïde disparut, pour n’avoir rien à faire avec ces deux puissans personnages, dont il n’avait qu’une idée très imparfaite. J’étais en pourparlers avec le magistrat fugitif, retranché dans une maison dont il m’avait fermé la porte au nez, lorsque des cris poussés par les femmes et les enfans me firent courir à la place, que je venais de quitter, et je vis mon domestiques qui, moins patient que moi, avait mis flamberge au vent, et coupé avec son couteau de chasse le loquet de bois d’une maison qu’une perche surmontée d’un épi de maïs nous donnait le droit de prendre pour une auberge. La chose faite, il était trop tard pour reculer : nous entrâmes dans la maison. Aussitôt la conduite des Indiens changea comme par enchantement ; ils arriverent de tous côtés, portant des œufs, du poisson, du maïs, des pommes de terre, et c’est à peine s’ils consentaient à recevoir le prix de ces objets. Je raconte ceci non comme une gentillesse ; car il est peu séant d’entrer de force dans une cabane, même pour ne pas mourir de faim, mais seulement pour faire connaître le caractère actuel des Indiens et la manière dont on les traite ; en général, dans le pays, les voyageurs font toutes ces vilaines choses, seulement ils ne paient pas toujours.

Au matin, les balzas, au lieu de me porter à Copacabana, vinrent aborder à Taquiri, l’île en face de Pacco. L’alcade déclara que les Indiens, n’ayant pas tenu les conditions du marché, n’avaient pas droit aux quatre réaux, prix convenu pour le passage, et il empocha lesdits réaux. Les Indiens ne firent aucune objection ; ils restèrent accroupis sur le rivage, mâchant leur coca et attendant la brise du large pour retourner à Pacco. Des balzas revenaient de la pêche ; l’alcade en mit trois à ma disposition pour me porter à Oche, presqu’île à trois lieues de l’Île de Taquiri. Il m’assura qu’à Oche je trouverais de bonnes gens en quantité pour me transporter avec mes effets à Copacabana, qui n’est qu’à deux portées de fusil. Je partis, bénissant le hasard qui m’avait fait rencontrer un alcade parlant espagnol et d’une si admirable complaisance.

Nous déployâmes notre voile carrée mais notre embarcation n’en marchait pas plus vite. Nous faisions que deux milles à l’heure. C’est seulement à l’approche de la nuit que je m’aperçus de la lenteur de notre navigation. La journée était magnifique ; cette branche du lac de Titicaca, appelée le petit lac, est coupée à chaque lieue par des îles et des presqu’îles couvertes de troupeaux. Des bandes de canards sauvages,