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les Américains, pendant leur lutte avec l’Espagne, s’étaient habitués à regarder comme l’indispensable soutien de leur indépendance. L’histoire de Bolivar est un peu oubliée aujourd’hui, et peut-être est-elle bonne à rappeler en quelques mots. Le gouvernement provisoire du Pérou avait accordé à Bolivar les pouvoirs extraordinaires les plus étendus, et, après la capitulation de l’armée espagnole à Ayacucho, le libérateur se trouva de fait chef absolu de l’ancienne colonie péruvienne. Il crut à tort ou à raison que les Américains espagnols avaient été tenus si long-temps en tutelle, qu’une fois émancipés ils ne pouvaient manquer de s’abandonner à tous les dangereux caprices d’une folle jeunesse, que pendant des années encore il leur faudrait une main ferme pour les gouverner et les contenir, et il résolut de se charger lui-même de l’éducation politique de cette société monarchique devenue subitement une société républicaine. L’armée était à Bolivar : le pays, par enthousiasme et par peur ; était littéralement à ses pieds, et jamais en Europe l’adulation ne s’est montrée aussi ingénieuse qu’elle le fut en Amérique pour donner à l’heureux général des preuves de dévouement et d’adoration. Bolivar pouvait dans le premier moment se faire proclamer empereur ; mais dans ses discours, assez peu modestes, il l’avait constamment répété que c’était à tort qu’on le comparait à Napoléon. Napoléon, après avoir, comme lui, sauvé son pays, avait détruit le gouvernement républicain pour élever un trône sur ses débris ; lui, Bolivar, était bien plus grand, puisqu’il avait délivré l’Amérique du joug espagnol sans arrière-pensée d’ambition ! – Quand il pouvait tout oser, Bolivar n’osa pas revenir sur ces bruyantes professions de foi : il attendit qu’on lui imposât de force le bandeau royal ; mais, pendant qu’il attendait, les ambitions avaient grandi avec les fortunes, et les généraux qu’il avait créés étaient devenus autant d’héritiers présomptifs pour les présidences de toutes ces républiques espagnoles que Bolivar avait rêvé de convertir en un seul état. Ces généraux, qui voulaient des républiques pour avoir des présidences, accueillirent avec une admiration très sincère les protestations de désintéressement qu’avait cru devoir multiplier Bolivar. Celui-ci, sans songer à l’empire, se serait contenté de la présidence à vie de toute la partie espagnole de l’Amérique du Sud, réunie en une seule république. Ses généraux ne lui laissèrent même pas cette satisfaction, et l’Amérique espagnole fut morcelée en plusieurs états républicains.

Bolivar avait à récompenser le général colombien Sucre, son lieutenant le plus dévoué et après lui l’homme le plus habile qui eût paru dans la lutte de l’indépendance : il détacha du Bas-Pérou une partie du Haut-Pérou, et en forma une république dont il lui donna la présidence. C’était un million d’habitans et trente-sept mille lieues carrées de territoire. Personne ne murmura ; également mis à contribution par les