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d’étude ; ce que j’en dirai simplement aujourd’hui, c’est que l’auteur de Judith et de Marie-Madeleine, l’auteur de Geneviève, du Diamant, d’Hérode et Marianne, quelque opinion qu’on se fasse de ses travaux, ne relève en rien des théories de l’école révolutionnaire. Mieux vaut mille fois la subtilité idéaliste, mieux vaut la bizarrerie d’une pensée inquiète et profonde que la vulgarité où la poésie allemande allait s’éteindre à l’école des rimeurs politiques et des critiques hégéliens. Cette école enfin n’est-elle pas formellement désavouée dans un poème tout récent de M. Maurice Hartmann, hier l’un des chanteurs les plus fêtés de la démocratie, l’un des chefs aujourd’hui et, nous l’espérons, l’un des chefs persévérans de la révolte de la poésie contre l’abaissement de l’art ?

Le poème de. M. Hartmann est une longue idylle, une pastorale en sept chants, intitulée Adam et Ève[1]. Il est facile de voir que c’est une œuvre composée avec, amour, écrite avec un soin scrupuleux, parée enfin de toutes les richesses délicates dont pouvait disposer l’auteur. Si un tel mot pouvait convenir à une composition si élégante, je dirais qu’il y a là une sorte de manifeste. M. Hartmann a bien senti du moins qu’il fallait sortir violemment des routes battues, et, pour s’arracher aux prosaïques influences qu’il avait lui-même trop subies, il place ses héros dans le calme et la solitude des forêts. Que diront les théoriciens qui voulaient faire de la poésie l’humble auxiliaire du journal, le servile écho des bruits du moment et des passions de la foule ? M. Hartmann leur répond avec raison qu’on peut s’enfermer dans la retraite avec sa pensée et son œuvre, sans manquer à ses devoirs d’homme. Tirer de son ame ce qu’on a de meilleur ; sauver dans ces temps de misère un sentiment, une inspiration pure, tâcher, autant que possible, de la fixer dans une forme durable, n’est-ce pas encore servir le genre humain ? Seulement, je n’aime pas que l’auteur s’écrie : « L’appellerez-vous donc un solitaire inutile, un égoïste au cœur sec, le sublime visionnaire de Pathmos ? » Le souvenir de saint Jean est peut-être un peu ambitieux pour une gracieuse idylle. Les démocrates se comparent volontiers à saint Paul et à saint Jean, quand ce n’est pas à Jésus-Christ lui-même ; il convenait, au moment où l’on se séparait d’eux, de ne pas imiter leur emphase. M. Hartmann est bien plus dans son droit lorsqu’il ajoute : « Était-il donc isolé et impassible dans sa sublimité olympienne, le vieillard de Weimar ? Était-il étranger aux efforts de la famille humaine ? Non, certes, bien que ce reproche soit devenu banal, et quoi qu’ait pu dire le noble Louis Boerne. » Voilà une phrase qui sonnera mal aux oreilles des tribuns littéraires. Pour ma part, bien assuré que l’excessif désintéressement de Goethe, au milieu des problèmes de son temps, n’est pas aujourd’hui la maladie courante, je félicite M. Hartmann de ce retour aux études élevées, et j’ouvre son livre avec joie. Il ne s’agit plus ici, nous en avons la promesse, de cette littérature menteuse qui ne s’adresse qu’aux passions et ne cherche que les bravos des partis ; c’est le beau que l’artiste a poursuivi avec amour, ce sont des émotions sincères qu’il a voulu revêtir des graces de la poésie.

Pourquoi ce titre, Adam et Ève ? Il semble d’abord que l’auteur se propose un de ces poèmes symboliques si chers à l’imagination allemande ; a-t-il

  1. Adam und Eva, eine Idylle in sieben Gesaenge, von Moritz Hartmann ; Leipzig, 1851.