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vapeur, l’Archimède, aux étranges scènes qui précédèrent la signature du traité conclu à Whampoa, le 24 octobre 1844, entre la France et la Chine. Pour la troisième fois, Ky-ing se trouvait en présence d’un plénipotentiaire européen ; mais jamais jusqu’alors il ne s’était aventuré sur l’un de ces navires étrangers qui, sous l’impulsion d’une force magique, remontent à volonté les courans et les brises. Pendant que l’escorte chinoise, répandue sur le pont, excitait, par son admiration naïve, la franche gaieté des matelots, le vice-roi et son conseiller Huan recueillaient avidement toutes les explications qui leur étaient données sur le mécanisme du navire, sur cette mystérieuse rapidité de sillage devant laquelle disparaissaient à vue d’œil et les scènes mobiles de l’horizon et les voiles en rotin des lourdes jonques. On les conduisit dans la machine ils virent ces énormes pièces de fer dont le mouvement docile s’arrêtait soudain, ou reprenait au commandement de leur voix. Puis, ramenés sur le pont, ils s’approchèrent, non sans terreur ; des canons qui garnissaient les sabords ; une détonation formidable, répétée par tous les échos, se fit entendre, et Ky-ing, dont la main mal assurée venait d’enflammer la capsule, ne put retenir l’enthousiasme de son effroi. – « Comme des lions ardens, vous êtes venus jusqu’ici à travers les périls, et moi, agneau timide, je me sens troublé rien qu’en mettant le pied sur vos puissantes machines. » Revenu sous la tente de pavillons qui avait été dressée à l’arrière de la corvette, Ky-ing demeura long-temps pensif et recueilli. Sa physionomie. Etait triste. Sans doute il comparait en lui-même la force des lions ardens et la faiblesse des agneaux timides ; après avoir vu de près et manoeuvré de ses propres mains ces machines si merveilleuses pour la vitesse et si obéissantes pour la destruction, il s’expliquait, comme par l’effet d’une révélation soudaine, pourquoi les Anglais avaient pu si rapidement apparaître jusque sous les murs de Nankin, il se demandait comment la Chine résisterait jamais à de pareilles armes, et je m’imagine qu’il formait les vœux les plus sincères pour cette paix de dix mille ans qu’il avait conclue déjà, au nom de son souverain, avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, et qu’il allait signer avec la France.

La paix, et même la paix à tout prix, telle a dû être, dès ce moment, la politique de Ky-ing, politique d’autant plus rationnelle que le gouvernement chinois doit avoir aujourd’hui, plus que jamais, la conscience de sa faiblesse. Une vaste révolte a éclaté récemment dans la province du Kwang-tong ; ces populations, que nous croyions si calmes, ont donné trop d’exemples d’indiscipline pour que nous ne soyons pas autorisés à considérer leurs fréquentes rébellions comme les symptômes d’une désorganisation presque générale. Qui sait si les troupes chinoises seront long-temps assez fortes pour réprimer les révolutions intérieures, alors que des escadres de pirates ont pu s’abattre impunément sur les côtes ; remonter les fleuves, repousser les jonques de guerre, et même, si les récits sont exacts, conclure des traités avantageux avec les mandarins ? En 1840, un pirate a tenu en échec toutes les jonques du Céleste Empire. Il avait près de cent jonques armées de douze cents canons et montées par trois mille hommes. Sans le secours des Anglais, dont le commerce était sérieusement inquiété par cette flotte de forbans les Chinois n’en seraient jamais venus à bout. En 1850, il fallut encore que la marine anglaise sauvât l’honneur du pavillon impérial, et l’expédition du bateau à vapeur Medea donna