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involontairement qu’il l’avait connue fraîche et jolie, qu’il l’avait aimée. Pour écarter ce souvenir, il cherchait à l’abaisser encore ; il la contraignait à détacher ses éperons, à préparer le feu du bivouac, à servir le puchero à ses compagnons. Ceux-ci s’habituaient à traiter Pepita avec dédain ; la compassion qu’elle leur avait d’abord inspirée s’était évanouie bien vite. Ils s’amusaient à voir cette jeune captive couvrir son visage de ses mains pour éviter leurs regards méprisans et grossiers, puis pleurer de honte en entendant leurs propos railleurs. La vie de Pepa était donc, comme l’avait voulu Fernando, un long et cruel supplice. Son rôle consistait à entretenir la joie parmi des bandits, à amener un sourire sur des lèvres qui s’ouvraient presque toujours pour l’insulter. Elle désirait mourir : souvent elle eut envie de résister aux colères de l’implacable gaucho, de le provoquer jusqu’à la fureur, afin qu’il la tuât ; mais la timidité l’emportait sur le désespoir. Plusieurs fois l’occasion de fuir s’était offerte ; la nuit, quand les cavaliers, fatigués d’une longue course, dormaient tous, jusqu’aux sentinelles chargées de veiller, elle aurait pu déserter le camp, mais où aller ? La bande s’approchait rarement des habitations, excepté pour les mettre au pillage. Celle qui passait partout pour la femme du gaucho malo pouvait-elle être accueillie autrement que comme complice des méfaits de ceux dont elle partageait la vie ?

Après plusieurs mois employés à courir la plaine en tous sens, Fernando, enhardi par le succès et l’impunité, résolut de se rapprocher des villages. D’autres bandes, mieux organisées et plus nombreuses que la sienne, jetaient l’alarme dans la province de Cordova ; il voulait profiter de la confusion générale et se lancer dans la mêlée, comme un petit corsaire qui se glisse toutes voiles dehors au milieu des grands navires armés en guerre. Cependant les milices étaient sur pied. Appelées d’abord pour combattre les insurgés qui menaçaient la ville de Cordova, elles avaient été vaincues. La ville restait au pouvoir des cavaliers de la plaine ; les miliciens ne pouvaient plus rentrer dans leurs foyers, dont l’ennemi venait de prendre possession. Ceux que la proscription chassait sans retour de leur pays, — et j’étais de ce nombre, — se voyaient contraints de fuir au hasard, échangeant quelques coups de carabine avec les corps isolés qui cherchaient à leur barrer le chemin. La compagnie à laquelle j’appartenais diminuait de jour en jour. Chacun se dirigeait furtivement là où il espérait trouver un asile. Nous ne restions plus que vingt hommes décidés à gagner les provinces de l’ouest et à passer les Andes pour nous réfugier au Chili : c’étaient deux cents lieues qu’il nous fallait faire avant d’avoir mis la frontière entre l’ennemi et nous.

Comme nous nous enfoncions un soir dans la sierra de Cordova pour gagner San-Luis de la Punta, nous aperçûmes entre les rochers