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Eh bien ! de tous ceux qui étaient là réunis sous le toit hospitalier de doña Ventura, en la comptant, elle et sa fille Pepa, savez-vous ce qui reste de vivant aujourd’hui ?…. Deux personnes, vous et moi ! La première scène de ce drame s’est déroulée sous vos yeux, à la maison de poste où nous soupions si gaiement, quand arrivèrent les chariots de Gil Perez de Salta. En vous racontant celles qui l’ont suivie, je n’aurai à vous parler que de personnages déjà connus de vous. »


II.

— Reportez-vous par la pensée à la maison de poste de doña Ventura, dit Mateo en commençant son récit ; vous n’avez peut-être pas oublié ce Fernando…

— Le petit muletier aux grands éperons qui vint interrompre si brusquement notre souper ?

— Celui-là même… Fernando, vous vous en souvenez, repartit de grand malin avec son aria[1], une heure avant que les charrettes conduites par Gil Perez se remissent en marche. Quoiqu’ils suivissent la même route, ces deux hommes ne devaient plus se rencontrer avant d’être arrivés à Buenos-Ayres. Les mules du petit Fernando trottaient lestement dans les grandes plaines et franchissaient sans difficulté les ruisseaux, tandis que les bœufs de Perez, attelés à de massives charrettes, traînaient péniblement dans les ornières leurs lourdes charges. Il y avait donc quatre jours que Fernando était au terme de son voyage, lorsque les bouviers, couchés sur le sommet des chariots du haut desquels ils aiguillonnent les attelages, découvrirent les clochers de Buenos-Ayres et les larges eaux de la Plata. Perez conduisit son convoi au pied de la colline du Retiro, à sa place accoutumée. Il y avait là cinq à six caravanes de chariots venues des provinces de l’ouest et du nord de la République Argentine ; l’ensemble de leurs équipages formait une bande de soixante à quatre-vingts bouviers, qui se reposaient comme des matelots dont le navire dort sur ses ancres. Les uns, étendus à plat ventre sur l’herbe, chantaient à demi-voix de gais refrains, et se livraient philosophiquement aux douceurs du far-niente ; les autres éventraient avec leurs longs couteaux des melons d’eau gros comme des barils ; quelques joueurs passionnés, assis sur des têtes de bœufs, risquaient d’un seul coup sur une carte le salaire de plusieurs mois. Quand parurent les gens de Salta avec leurs charrettes, tous ces gauchos poussèrent un bruyant hurrah pour célébrer l’arrivée des nouveaux venus, et ceux qui comptaient parmi la troupe quelques amis coururent échanger avec eux des poignées de main. Gil Perez, après avoir dirigé ses bœufs vers les

  1. Convoi de mules.