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Nous comptions mettre à profit le reste de la journée et pousser au-delà de la esquina ; mais un habitant de Cordova qui voyageait avec nous voulait à toute force nous faire passer la nuit à la maison de poste. C’était un jeune homme fort gai, bon compagnon, trop bien élevé pour partager la haine aveugle que la plupart de ses compatriotes ont vouée aux étrangers. « Croyez-moi, disait-il, reposons-nous ce soir à la esquina ; nous y trouverons des visages plus avenans que dans la pampa de Santa-Fé ; cette poste est tenue par une veuve, doña Ventura, qui accommode divinement les œufs aux tomates, et je veux que vous entendiez chanter sa fille Pepa ! » Il nous restait une longue route à faire, — trois cents lieues sans compter le passage des Andes, — avant d’arriver à Santiago du Chili, et la saison s’avançait. Cependant, pour ne pas désobliger notre ami, nous nous rendîmes à ses désirs. Nos péons, joyeux d’approcher de la halte, se penchèrent, en poussant de grands cris, sur le cou des chevaux qu’ils éperonnaient sans pitié ; les chiens répondirent à ce vacarme par des aboiemens forcenés, et bientôt nous nous arrêtâmes devant la maison de posté.

Un vieux gaucho, qui faisait l’office d’intendant, vint nous recevoir. Tandis qu’on dételait, un jeune garçon de douze à treize ans, beau comme un berger de Murillo, et qui lançait des pierres aux pigeons sauvages perchés sur les figuiers, remit sa fronde en sautoir et courut au logis en criant : « Mère, mère, voici don Mateo avec des seigneurs étrangers. »

Don Mateo, — c’était notre ami le Cordoves, — alla donner ses ordres pour le dîner et prévenir la duègne que nous n’avions besoin de chevaux que pour le lendemain. Chacun de nous rangea ses couvertures sur l’estrade qui régnait autour de la salle destinée aux voyageurs. Cet appartement, assez propre et très vaste, n’avait d’autres meubles qu’une petite lampe allumée devant l’image d’une madone et une guitare accrochée à un clou. Au moment du repas, doña Ventura fit apporter d’immenses fauteuils de cuir à clous dorés, évidemment fabriqués à Grenade du temps des rois catholiques. Des cholas[1] fort éveillées, qui ne disaient rien, mais regardaient beaucoup, dressèrent la table ; elles y placèrent les huevos revueltos con tomatas[2] à côté de grands saladiers dans lesquels nageaient, au milieu d’une sauce abondante, de gros morceaux de viande rôtie. Le piment n’avait point été ménagé ; ce condiment un peu vif nous fit trouver meilleur le bouillon qu’on nous apporta, selon l’usage, à la fin du repas. La duègne, assise sur l’estrade, triomphait de notre excellent appétit, et se rengorgeait fièrement chaque fois que l’un de nous lui adressait un compliment plus

  1. Filles de la campagne.
  2. Œufs brouillés aux tomates.