Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

applaudissemens au mérite de l’œuvre, et plus tard, appelé à juger la seconde comédie de M. Augier, l’impartialité eût été pour lui un devoir facile ; comme il avait exagéré la valeur littéraire de la Ciguë, il devait nécessairement traiter Un Homme de bien avec une sévérité que la raison ne saurait approuver. Cette seconde comédie n’a pas été estimée d’après sa valeur intrinsèque, mais d’après le succès de la Ciguë. La foule croyait que l’auteur n’avait plus rien à apprendre, que les applaudissemens n’ont jamais tort, et, lorsqu’elle a vu dans Un Homme de bien des scènes obscures ou incomplètes, étonnée de ne pas retrouver la gaieté de la Ciguë, plutôt que de reconnaître sa méprise, elle a traité l’auteur avec une extrême sévérité, comme pour le punir d’avoir déçu son attente.

En écrivant sa seconde comédie, M. Augier s’est trouvé aux prises avec une difficulté qu’il n’avait pas prévue : il a senti trop tard, le soir de la première représentation, la nécessité de connaître le monde où nous vivons pour le peindre et le montrer aux spectateurs, qui peuvent contrôler le tableau en le comparant à leurs souvenirs. Dans un drame, dans une tragédie, l’histoire peut venir en aide à l’imagination de l’auteur ; dans la comédie, il faut absolument tirer de ses propres souvenirs la substance du poème ; il faut avoir vécu de la vie commune, avoir étudié les passions et les ridicules, pour nous présenter des personnages naturels, vraisemblables, intéressans. Rien ne peut remplacer les épreuves personnelles. Aussi ne m’étonné-je pas de l’indécision que M. Augier a montrée dans Un homme de bien. Je concevrais difficilement qu’il s’en fût affranchi. La vivacité de son esprit, le commerce familier qu’il a entretenu avec les poètes de l’antiquité, lui avaient fourni tous les élémens de la Ciguë ; pour nous peindre Clinias sauvé par l’amour, il n’était pas nécessaire d’avoir étudié le monde : pour emprunter à la vie moderne des personnages comiques, une action qui permît à ces personnages de développer librement leurs caractères, les livres n’étaient d’aucun secours. M. Augier a fait tout ce qu’il pouvait faire, étant donné la tâche qu’il se proposait. Je ne lui reproche pas d’avoir manqué à ses promesses ; je lui reproche de s’être mis en route avant d’avoir déterminé nettement le but qu’il voulait atteindre. Il me répondra qu’il voulait peindre les capitulations de la conscience placée entre le devoir et l’intérêt : cette réponse ne saurait me contenter ; car s’il eût vraiment résolu de traiter le sujet que j’indique, s’il ne fût resté aucun doute, aucune incertitude dans sa pensée, il aurait abordé plus franchement, plus hardiment l’idée que je viens d’énoncer. Il semble qu’il se soit mis à l’œuvre sans avoir marqué avec fermeté la ligne qu’il devait suivre : il a trop compté sur la gaieté de son esprit et son espérance a été déçue ; il a négligé d’interroger sévèrement chaque personnage avant de le mettre en scène, et cette négligence a