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le théâtre du Palais-de-Justice ; » mais Panurge, donc, qui répond d’abord en sept langages différens à qui l’interroge en français, et alors seulement a souvenance que le français est sa langue maternelle ! Il me semble le voir : grandes manières et pourpoint troué, jeûnant d’habitude plus que de raison, à l’occasion incomparable en goinfrerie, gaillard peu platonicien, qui, auprès des femmes, laissait là les prologues et préambules ordinaires aux dolens contemplatifs, aux amoureux de carême, et allait droit au fait. Rodolphe, le héros du joli roman de M. Mürger, déploie sans doute une rare science d’économiste dans l’administration systématique de son budget, mais combien Panurge lui eût rendu de points ! Quel art pour manger ses blés en herbe, et quelle supériorité incontestable vis-à-vis du créancier, l’ennemi naturel des fantaisistes ! Rodolphe et ses amis, follement anti-bourgeois, se l’aliènent par des mystifications sans profit. Panurge le fait son obligé en le payant d’éloges ! Et c’est précisément à ce propos qu’il développe la prodigieuse et à jamais célèbre théorie qui, descendant l’échelle des êtres depuis Dieu, leur commune source, pour aboutir aux detteurs et créditeurs, montre le prêt fécond alimentant partout la vie, et, dans l’emprunt qui fait la sourde oreille, la dévote gratitude à qui il serait trop douloureux de se séparer du bienfait.

Assurément l’auteur de la Vie de Bohême a écrit un livre spirituel et gai ; mais, du point de vue où je suis, le mérite littéraire ne saurait me faire oublier la question morale soulevée par le sujet que traite M. Mürger. Voilà donc ce qu’ont produit, chez la génération nouvelle, la religion de l’art pour l’art, les superbes leçons de ses pontifes ! D’un côté, la fantaisie inoffensive, mais qui ne pose sur rien, des coquetteries de style et d’art sans objet ; de l’autre, quelque chose de vivant à coup sûr, mais d’exceptionnel ; un vice non sans grace, des monstruosités curieuses. Et, avec cela, des existences où trop souvent l’estomac ne souffre pas seul, où il n’y a pas toujours de prodigué que l’argent, métal attendu comme un dieu, et, dès qu’il arrive, comme un laquais jeté par la fenêtre. Dans cette caste qui s’appelle la Bohême, que trouvons-nous ? Des gens qui parlent une langue, qui mènent une existence à part. Ces gens vivent comme s’ils m’avaient rien de commun avec les simples mortels qu’on coudoie dans les rues. Leur langue se rit du dictionnaire, chaque Bohême ayant un vocabulaire à lui qu’il utilise à peu près exclusivement ; leur esprit fait à toute heure l’école buissonnière, furetant de ci de là les coins de la pensée, battant à l’aventure les broussailles de l’imagination, sautant de la montagne dans la plaine, traitant la logique en ennemie irréconciliable et le bon sens, Dieu sait ! Société et façons étranges qui étonnent et séduisent presque ! Et pourtant, parmi ces débauches gaiement entraînantes, où le paradoxe est fêté à l’égal du vin, il y a quelque chose de triste ; tôt ou tard l’argot pratiqué déteint sur le style de l’écrivain ; à la longue, le sophisme trop goûté trouble la source pure de la poésie intérieure et détend la fibre généreuse du sentiment. Au bout de tous ces caprices déréglés de facultés qui se jouent d’elles-mêmes, il y a le scepticisme qui envahit l’ame et la dépeuple de ses songes divins, n’y laissant que la vanité solitaire ; il y a le goût de la vérité, l’enthousiasme saint des grandes et belles choses qui désertent, chassés par je ne sais quelle affection malheureuse pour les formes vides et sonores, pour les frivolités imagées, par je ne sais quelle âpre passion des analyses malsaines, des impuretés sans nom : dépravation