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bouleversement profond, car chaque fois que la grande ville veut se connaître, s’étudie et se regarde, c’est qu’elle sent trembler le sol sous ses pas, c’est que déjà elle couve dans ses murs la guerre civile ou la guerre sociale. Toutes les crises qui l’agitent s’annoncent par des livres précurseurs, comme l’irruption des volcans par des bruits souterrains, les ouragans par les oiseaux de tempêtes. Séparés par un demi-siècle, le Tableau et les Mystères de Paris sont écrits tous deux à la veille d’une révolution.

Contradiction singulière, mais inévitable, lorsqu’il s’agit d’une ville qui renferme tous les contrastes, la Banque et le Mont-de-Piété, le Louvre et la Morgue ! tandis que, d’un côté, Paris est présenté comme un réceptacle effrayant de misères et de vices, de l’autre, on lui prodigue toutes les adulations ; on le courtise comme un roi, on le gâte comme un enfant. Qu’on respecte la centralisation politique, qu’on la défende, rien de plus juste, car elle est la conséquence inévitable et pour ainsi dire la nécessité de l’unité ; mais du moins que, par égard pour la France et le bon sens, on ne présente pas sans cesse Paris comme le seul point du globe où les gens d’esprit puissent vivre ; qu’on n’en fasse pas uniquement le cœur, le cerveau, et, plus ridiculement encore, la moelle épinière du pays. Qu’on n’attire pas dans ses murs toutes les ambitions et toutes les passions, en faisant briller aux yeux le mirage menteur de la fortune, de la gloire et des plaisirs, et qu’on dise la vérité à cette Athènes des Gaules, qui pourrait peut-être, si elle ne s’amendait pas, en devenir la Byzance, à cette Athènes qu’on a encensée pendant tant de siècles, depuis l’empereur Julien qui l’appelait sa chère Lutèce, et Louis XI qui l’appelait sa bonne ville, jusqu’aux géologues de l’Académie des Sciences, qui considèrent le bassin de la Seine comme un centre attractif vers lequel tout converge. Julien, qui n’était point savant, n’avait pas de ces vues profondes ; ce qui le frappa, c’est le côté bourgeois, et il ne tarit pas sur l’éloge des habitans de Lutèce qu’il trouve parfaitement en règle avec la morale, « car, dit-il, s’ils rendent un culte à Vénus, ils considèrent cette déesse comme présidant au mariage ; s’ils adorent Bacchus et s’ils usent largement de ses dons, ce dieu n’est pour eux que le père d’une joie innocente ; s’ils aiment la danse, on ne voit chez eux ni l’insolence, ni l’obscénité, ni les danses lascives des théâtres d’Antioche. » De tous les apologistes de Paris, l’empereur Julien est le seul, que nous sachions, qui ait complimenté cette ville sur la décence de ses bals.

La souveraineté, — on dirait dans les départemens la tyrannie de la capitale, — si bien établie qu’elle fût, ne devait pas cependant être acceptée sans contestation. Cette souveraineté, en effet, fut attaquée à diverses reprises au point de vue de la politique et au point de vue de la morale. En politique, les mêmes causes amenant toujours les mêmes effets, on vit sous la vieille monarchie, au moment de toutes les agitations sérieuses, l’opinion des provinces se prononcer contre la capitale. Les rois eux-mêmes se dérobèrent souvent par l’absence aux dangers de la situation, et la plupart n’eurent jamais un goût bien vif pour le séjour de Paris. Louis XIV surtout, qui savait par la fronde tout ce que cette orageuse cité renferme d’élémens redoutables pour le pouvoir, quel qu’il fût, Louis XIV s’en tint éloigné autant de fois que les intérêts de son gouvernement ne l’obligèrent point à y résider. « Les troubles de la minorité, dont cette ville fut le grand théâtre, dit Saint-Simon, en avoient inspiré au roi de l’aversion, et la persuasion encore que son séjour y étoit dangereux