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au bal ; qu’importait la mort à cette race incomparable qui fit plus tard des madrigaux à la Conciergerie et monta sur l’échafaud en souriant, d’un pied léger, la main dans la poche de la veste, le chapeau sous le bras et une rose à la bouche ? Cette époque se personnifiait à mes yeux dans la belle et douce figure du comte d’Anteroches. Que les morts vont vite ! Après moins de cent ans, je retrouvais par hasard, moi, voyageur obscur, dans une chaumière inconnue et misérable ou sa petite-fille vivait au milieu des hôtes de sa basse-cour, le portrait de ce brillant officier au nom duquel s’attachera toujours une élégante et charmante gloire ; car si, comme Cambronne, d’Anteroches n’a pas prononcé les paroles qu’on lui attribue, on les lui a prêtées, et, si on les lui a prêtées, c’est qu’on avait ses raisons.

Après ces réflexions trop longues, je me retournai vers la paysanne, qui m’inspirait maintenant une commisération si profonde. Elle continuait de bercer son marmot ficelé, qui était bel et bien le comte d’Anterocbes. Je lui demandai ce que faisait son mari.

— Il est mort, me dit-elle. J’étais plus heureuse de son temps. Il était gendarme, monsieur.

— Gendarme ! répétai-je avec surprise.

— Oui, monsieur, reprit Mme d’Anteroches, qui ne comprit pas la cause de mon étonnement ; il était même passé brigadier dans les dernières années : nous faisions bien nos petites affaires.

Il était brigadier de gendarmerie, content de l’être, il faisait bien ses petites affaires, et son grand-père, ainsi que je le trouve dans l’État militaire de la France[1], avait été nommé maréchal-de-camp le 25 juillet 1762, en même temps que M. le marquis de Boufflers et M. le duc de Mazarin ! La canaille de Paris ne ferait-elle pas bien de s’informer avant de crier si fort contre les privilèges de l’aristocratie ? Il me semble encore que le gouvernement de France ne devrait pas permettre que les petits-fils du comte d’Anteroches fussent voués, comme ils le sont, à une excessive misère. Apocryphe ou non, le mot de Fontenoy devrait valoir au moins du pain à tous ceux qui portent ce nom. Beaucoup de gens ont des pensions et sont nourris par la France qui auraient grand’peine à alléguer de pareils titres, et la république nouvelle agirait sagement en réparant, quand l’occasion s’en présente, les injustices de son aînée.

Cependant il fallait partir. Il était évident que nous gênions notre hôtesse, et, depuis que nous savions son nom, elle nous gênait nous-mêmes. Je ne m’habituais pas à sa robe de bure, à sa cuisine boueuse, à sa truie familière. Il y aurait eu cruauté à lui demander l’hospitalité, et comment payer notre écot ? Nous savions d’ailleurs qu’un riche

  1. Pour l’année 1767.