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nous portaient à le prendre lui-même pour confident de notre opposition ; que sa présence dans le ministère serait certainement l’occasion d’une crise prochaine et à tous égards déplorable ; que nous faisions appel à sa loyauté et le suppliions de tirer le général Cavaignac de la situation fausse où lui M. Carnot et nous-mêmes le placions. M. Carnot répondit qu’il était loin de nous savoir mauvais gré de notre langage, mais que le général Cavaignac n’était aucunement lié vis-à-vis de lui, que par conséquent il était libre de lui enlever ou de lui conserver son portefeuille, et que ses préparatifs de départ pour la campagne étaient déjà faits. Nous répliquâmes qu’il ne s’agissait pas de savoir si le général Cavaignac était ou n’était pas réellement lié ; qu’il suffisait qu’il le crût, et que nous affirmions à M. Carnot que tel était bien son scrupule. M. Carnot se renfermait dans la même réponse ; nous persistâmes dans la même réplique. Force nous fut alors d’appeler M. Sénard une seconde fois pour qu’il s’expliquât sur le fait de l’engagement du général Cavaignac. M. Sénard n’hésita pas à se ranger aussitôt de notre côté, et ne cacha point à M. Carnot qu’il considérerait sa démission comme utile à la formation et à la solidité du nouveau ministère. M. Carnot se retira, nous disant qu’il s’expliquerait avec le général et qu’assurément il ne compliquerait ni ne prolongerait pour son compte les difficultés de la situation. Nous considérâmes donc, M. Sénard et nous, la démission de M. Carnot comme un fait accompli, et nous prononçâmes plusieurs noms qui pouvaient, selon nous, être utilement recommandés au général Cavaignac, en ayant soin de nous circonscrire toujours dans le cercle étroit des républicains de la veille. Le nom de M. Voirhaye fut spécialement indiqué et appuyé par nous.

Pendant tous ces pourparlers, l’assemblée était entrée en séance. Nos collègues nous interrogèrent vivement : nous leur annonçâmes la composition du ministère qui devait être promulgué dans la soirée, en ajoutant que, selon des probabilités qui équivalaient à une certitude, M. Carnot n’en ferait pas partie. La séance, suspendue, fut reprise à huit heures du soir. Nous fûmes, en y entrant, tirés à l’écart et avertis, avec une humeur non déguisée, que M. Carnot restait à l’instruction publique. Les paroles qui s’échangèrent dans ce court entretien n’appartiennent qu’à des mémoires d’outre-tombe ; mais ce dont chacun a pu garder le souvenir, ce fut l’explosion de murmures qui accueillit quelques instans après la promulgation du nom de M. Carnot : ces murmures n’étaient que le cri de la plus légitime surprise. Quelques jours après, l’un des hommes les plus fermes de la rue de Poitiers et l’un des membres les plus étrangers, par son âge, par ses antécédens, à toute ancienne coterie, M. Bonjean, porta à la tribune la question que nous avions soulevée dans le petit salon de la présidence, et M. Carnot fut renversé, séance tenante, par un scrutin