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que le commerçant mulâtre auquel ils venaient vendre des marchandises et le producteur mulâtre qui devait leur fournir des produits du sol, en échange du papier-monnaie provenant de la vente de ces marchandises, étaient ou morts ou emprisonnés, ou en fuite, bon nombre d’importateurs, disons-nous, rebroussèrent naturellement chemin. Les consignataires étrangers avaient déjà, par des motifs analogues, suspendu une partie de leurs opérations ; les recettes des douanes diminuèrent des trois quarts. Cette réduction des recettes, coïncidant avec l’expédition du sud et la levée en masse, c’est-à-dire avec un énorme accroissement de dépenses, les ministres furent bientôt réduits à annoncer en tremblant à Soulouque que les fonds manquaient. Il faut en faire ! répondit avec calme le chef de l’état. Et la fabrication du papier-monnaie, qui ne fonctionnait que petit à petit et comme pour n’en pas perdre l’habitude, fut brusquement portée à une émission de quinze à vingt mille gourdes par jour, ce qui dure, je crois, encore. Mais les assignats ont malheureusement cela de particulier, que la quantité, loin de suppléer à la qualité, lui nuit. Le peu de commerce étranger qui desservait encore la consommation quotidienne[1], et par contre-coup les détaillans haïtiens, intermédiaires de ce commerce, finirent donc par n’accepter la gourde de papier qu’à raison de cent quatre-vingt-cinq au doublon (à peu près le douzième de la valeur nominale).

« Peuple noir » a tellement perdu l’usage de l’argent proprement dit, il est tellement habitué à user des assignats comme d’une monnaie normale, que, prenant, comme le fit jadis et avec moins de motif encore « peuple blanc, » l’effet pour la cause, il considéra cette dépréciation de la valeur représentative de la gourde comme une hausse réelle du prix des denrées. Deux faits venaient à l’aide de ce malentendu. D’abord, le gouvernement, qui ne pouvait bonnement pas encourager une dépréciation déjà si rapide, continuait de solder fonctionnaires et militaires à raison du taux nominal de la gourde. En second lieu, comme il est dans la nature que les salaires baissent en raison du ralentissement des transactions et de l’émigration des consommateurs aisés, le journalier, par le fait même de cette baisse, continuait à ne recevoir que le même nombre d’assignats pour la même somme de travail, et, ne pouvant comprendre que son travail valût moins, il en concluait que, de l’aveu même des capitalistes, la valeur réelle de l’assignat n’avait pas varié. Donc il y avait complot entre les négocians étrangers et les détaillans pour affamer le pauvre peuple et l’obliger à payer les denrées de première nécessité deux fois et demi plus cher qu’en 1847 ; donc il fallait donner une leçon à l’infâme capital. L’infâme capital, qui veut

  1. Ce pays, le plus riche du monde, en est réduit à faire venir de l’étranger la plupart des objets de première nécessité, tels que la farine, les viandes et poissons salés, le savon et tous les articles d’habillement.