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notre consul fit transporter sur la corvette les dépôts en numéraire de la chancellerie. Les noirs des environs commençaient à affluer dans la ville, et on pouvait prévoir un incendie général pour la nuit ; mais une pluie torrentielle, qui dura du coucher au lever du soleil, vint ajourner ces terreurs.

Le 18, au point du jour, le bruit de la fusillade annonça que Bellegarde continuait sa besogne. L’une de ces nouvelles exécutions eut encore lieu près du pavillon du consul anglais, sous ses yeux et malgré ses prières. Un colonel d’état-major mulâtre fut massacré dans la cour même du palais. Les derniers liens de la discipline se relâchaient visiblement, et on s’attendait d’heure en heure à voir la soldatesque, n’écoutant plus la voix de ses chefs, se ruer sur la ville. Une foule immonde, l’auditoire habituel de Similien, l’y provoquait par ses cris et ses gestes à travers les grilles de la cour du palais. C’est « bon Dieu » qui nous donne ça ! criaient dans leur effrayante naïveté, comme au pillage du Cap, ces étranges interprètes de la Providence. La grande appréhension du moment pour les familles décimées par Soulouque, c’était que, débordé par les passions sauvages qu’il avait déchaînées, il ne finît par être sacrifié lui-même. Sang pour sang, on s’estimait encore presque heureux de s’abriter du poignard des assassins sous la hache du bourreau. On apprit bientôt que le président payait assez mal tant de sollicitude. À la nouvelle des vêpres noires de la capitale, la prétendue insurrection du sud était devenue réelle et gagnait du terrain. Un courrier venait d’en donner avis, et Soulouque, prenant, selon sa logique habituelle, l’effet pour la cause, n’avait vu là qu’une preuve de plus de la « conspiration mulâtre de Port-au-Prince, » sans parvenir à comprendre, le malheureux ! que, si les mulâtres criaient, c’est parce qu’il les saignait. Il avait résolu de se rendre lui-même, avec la majeure partie de ses forces, sur le théâtre du soulèvement, et venait de déclarer, avec une concision horriblement significative, ne vouloir laisser derrière lui « ni ennemi, ni sujet d’inquiétude. » L’extermination de la bourgeoisie jaune, le pillage pour la bourgeoisie noire, voilà donc la double perspective qui s’offrait pour le lendemain. M. Raybaud, dans ses nombreuses allées et venues, était arrêté devant chaque porte par les noirs amis de l’ordre qui le suppliaient d’intervenir. Des personnages marquans du pays lui donnaient mystérieusement rendez-vous dans quelque maison tierce pour lui faire les mêmes instances. Lui seul pouvait en effet tenter un suprême effort. La terreur avait coupé la voix aux quelques honnêtes gens qui se trouvaient encore dans l’entourage de Soulouque. L’odeur du sang, nous l’avons vu, avait rendu M. Ussher malade, et, quant aux consuls des autres pays, placés qu’ils sont, en leur qualité de marchands, sous la dépendance continue de l’administration locale, ils ne jouissaient d’aucune espèce d’influence.