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faire pratiquer une ouverture qui donnât issue dans la maison voisine. Les deux maisons ne formaient heureusement à l’extérieur qu’un même édifice, et furent ainsi également protégées par le pavillon.

Le 17, au point du jour, des bruits faibles et intermittens de mousqueterie vinrent terrifier la population bien plus que ne l’avaient fait la fusillade et la canonnade nourrie de la veille : les exécutions commençaient ; elles avaient été ordonnées par Bellegarde. Les victimes étaient des professeurs du lycée, des marchands, des médecins, etc., arrêtés pendant la nuit, les uns parce que leurs blessures les avaient empêchés de fuir, les autres parce qu’ils avaient cru pouvoir se dispenser de fuir, n’ayant pris aucune part aux événemens de la veille. Tous moururent avec courage. Ces exécutions avaient lieu à l’extrémité d’une rue où se trouve le consulat d’Angleterre, à sept ou huit pas de son pavillon, sous les yeux du consul et des personnes réfugiées chez lui. Le plus regretté de ceux qui périrent là fut le docteur Merlet, l’un des hommes les plus honorables et les plus instruits de la république. Il s’enfuit blessé jusqu’à la porte du consulat de Suède, qui malheureusement était fermée, et fut massacré sur le seuil avec des circonstances atroces. Cette porte fut criblée de balles ; un domestique du consul, qui se trouvait derrière, fut traversé de plusieurs coups de feu. Un autre jeune homme était parvenu à se jeter dans le consulat d’Angleterre, et les soldats prétendaient y entrer de vive force pour l’en arracher. Le consul se rendit alors en uniforme chez le général Bellegarde pour invoquer le droit d’asile de son pavillon : Bellegarde fit répondre qu’il était sorti. M. Ussher, dans un trouble inexprimable, alla demander conseil à M. Raybaud, qui l’engagea à faire son possible pour arriver jusqu’au président, et qui, sur sa prière, n’hésita pas à l’accompagner, intéressé qu’il était lui-même dans la question.

Une autre scène de désolation se passait à l’entrée du palais. De malheureuses femmes des familles les plus aisées de la ville réclamaient en pleurant la triste faveur de faire enlever les restes de leurs pères, de leurs maris, de leurs fils. On la leur refusa impitoyablement, et tous ces corps, emportés le lendemain par des tombereaux, furent jetés pêle-mêle dans une excavation commune, au lieu où l’on enterre les suppliciés. Si odieux que nous paraisse cet inutile raffinement de cruauté, il l’était bien autrement au point de vue des mœurs locales et de l’idée qu’attache l’Haïtien au décorum des sépultures. Pendant que les neuf dixièmes de la population vivent dans de misérables huttes, que les édifices laissés par nos colons tombent en ruine, et que leurs insoucians héritiers plantent philosophiquement des bananes dans les vestibules des vieux hôtels seigneuriaux, les cimetières se couvrent de monumens que plus d’une ville européenne envierait.