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l’extrême morcellement de la propriété. La première surprise passée, l’armée d’Accaau se trouva réduite à une poignée de gens sans aveu que Guerrier mit aisément à la raison, que la faiblesse ou la complicité de Pierrot rappela sur la scène, et que Riché acheva de disperser. Traqué sans relâche, profondément froissé de l’accueil que ses concitoyens faisaient à la science nouvelle, Accaau résolut d’abandonner à elle-même cette société qui ne le comprenait pas, et un beau jour il s’embarqua, un canon de pistolet dans la bouche, pour cette Icarie d’où l’on ne revient plus. Frère Joseph renonça de son côté à la casuistique, et ouvrit, comme je l’ai dit, boutique de sorcellerie. Peu après l’affaire Courtois, Soulouque, qui l’avait si malmené trois ans auparavant, le fit secrètement appeler, et le prêtre vaudoux déploya un tel savoir-faire dans les conjurations qui précédèrent l’anniversaire si redouté du 1er mars 1848, que sa faveur ne fut bientôt plus un secret pour personne. Les scènes de meurtre et de confusion au milieu desquelles nous avons arrêté le lecteur n’étaient que le contrecoup de cette faveur subite de frère Joseph.

En voyant leur prophète si bien en cour, les piquets (on désignait ainsi les anciens soldats d’Accaau en souvenir des pieux aigus dont ils étaient originairement armés), les piquets avaient cru le moment venu de se venger des injustices de la police. Réunis aux environs des Layes, théâtre de leurs anciens exploits, ils déclarèrent ne vouloir déposer les armes que lorsque le général Dugué Zamor, commandant le département du Sud, et qui, en cette qualité, leur avait donné jadis la cirasse, serait révoqué, comme coupable de trahison envers le gouvernement. Un officier du palais fut envoyé sur les lieux. Entendant crier vive Soulouque ! dans les deux camps, il trouva le cas très délicat, et engagea le général à aller prendre les instructions verbales du président. Ces instructions se bornèrent à l’ordre de se rendre en prison, sans autre forme de procès. L’arrestation de M. David Troy se rattachait au même incident. Rapproché des sinistres avertissemens qui ressortaient de l’affaire Courtois, l’empressement avec lequel Soulouque cédait aux caprices des piquets avait jeté la terreur dans le département du Sud, principal foyer de la population mulâtre. Le 9 avril 1848, trois communes de l’arrondissement d’Aquin se soulevèrent, déclarant à leur tour, par l’organe de leurs autorités militaires, ne vouloir se soumettre qu’après la mise en liberté du général Dugué Zamor. Il ne s’agissait nullement, comme on voit, de renverser Soulouque ; il s’agissait d’obtenir de lui un désaveu indirect des menaces de pillage et de mort que les bandits, encouragés par leur premier succès, proféraient déjà contre les hommes de couleur. J’ignore ce qui se passa dans l’esprit du président ; mais, bien qu’il pût être informé du mouvement dès le 11 ou le 12, ce n’est que le 15 qu’il lança sa première proclamation