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s’enfuir, un fiacre le renverse dans la boue. Il se relève furieux, maugréant contre les embarras, les filous et les filles délurées de Naples, lorsque deux jeunes gens charmans, en gilet jaune, avec breloques, chaînes d’or et lorgnons, l’abordent poliment et l’aident à se nettoyer. — Se peut-il, seigneur Pancrace, lui disent-ils, qu’une personne de votre mérite et de votre qualité se trouve en cet état? Combien nous sommes heureux de pouvoir vous secourir et vous guider dans cette ville que vous ne connaissez pas ! Prenez bien garde aux escrocs, et défiez-vous de tout le monde, sans exception. Holà ! garçon ! une brosse, une serviette et de l’eau pour le seigneur Pancrace.

Une si heureuse rencontre enchante le Biscéliais. qui s’extasie sur les belles manières et la politesse des élégans de Naples. Ce n’est point assez que de l’aider à brosser ses habits, ces aimables jeunes gens veulent encore le régaler et jouir au moins pendant quelques minutes de l’honneur de sa conversation. Ils frappent sur les tables du traiteur avec leurs badines et commandent au garçon de servir au seigneur Pancrace ce qu’il y a de meilleur et de plus cher : du riz aux petits pois, des côtelettes frites à la milanaise, des œufs à la coque, des raves, de la salade de concombres. Pancrace préfère à tout cela le macaroni classique; on lui en sert un rotolo, qu’il absorbe en le dévidant avec ses doigts. Pendant ce temps-là, les deux élégans déjeunent et vident les plats raffinés dont le Biscéliais n’a pas voulu; puis ils échangent un signe d’intelligence, se lèvent, prennent leurs chapeaux, se confondent en salutations et s’éloignent, laissant au pauvre Pancrace un quart d’heure de Rabelais fort onéreux pour sa bourse de Biscéliais économe. Le vieillard ne peut croire qu’il soit encore dupe de sa crédulité. Avec les conjectures bizarres qu’il imagine sur l’absence des jeunes don Limone, il divertit le public, et finit par payer la carte, non sans marchander. Pancrace s’en prend de ses malheurs au jettatore Tartaglia; il saute à la gorge du vieux bègue pour l’étrangler; on l’arrête et on le mène au violon, d’où il ne sort qu’en accordant sa fille au jeune premier, après quoi le Biscéliais donne au diable les talismans inutiles et retourne dans son pays en jurant de ne revenir à Naples... que le lendemain, pour jouer encore devant l’assemblée qui voudra bien honorer le théâtre de sa présence.

Les cinq rivaux de notre abbé répétaient à l’envi les lazzis et les malédictions du vieillard superstitieux et bafoué. Geronimo ne riait que du bout des dents; mais son tour vint, quand la gueuserie industrieuse des don Limone et leur fugue honteuse excitèrent les rires et quolibets. Les deux rivaux élégans se mordaient les lèvres; l’abbé s’amusa de leur embarras, et, comme Lidia lui tint compagnie, il se crut assez vengé de la comparaison entre Pancrace et lui.

Le spectacle fini, notre abbé regarda sa montre; il était une heure avant minuit. C’est le moment où commence ce qu’on appelle en Italie