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qu’à Tapio-Bicske la seule brigade Rastich eût soutenu tout le combat ; il loua la bravoure des Ottochaner, qui, à la bataille d’Isaszeg, avaient défendu la forêt ; puis, après un moment de silence : « Je m’attends à être fusillé, dit-il, » et il s’arrêta devant moi comme pour chercher une réponse. J’aurais pu me venger et jouer une fausse pitié pour l’affermir dans l’idée qu’il n’avait pas de grace à espérer ; mais j’étais trop heureux pour songer à la vengeance, et je lui dis que j’étais sûr que l’empereur userait de clémence[1]. « Tout est perdu pour nous ! reprit-il, il y aurait folie à vouloir défendre cette forteresse, à continuer seul la guerre ; mais je ne suis plus maître de mes troupes, vous allez voir où nous en sommes. » Il me fit asseoir ; quelques minutes après, son aide-de-camp vint lui dire que dix officiers et sous-officiers, convoqués par ses ordres et choisis dans les bataillons par leurs camarades, étaient réunis ; il ordonna de les faire entrer, il leur lut la lettre de Georgey et leur proposa de remettre la forteresse aux troupes impériales. Jusqu’au dernier moment, il avait entretenu la garnison, privée de tout rapport avec le reste de la Hongrie, dans les plus trompeuses espérances : chaque jour il faisait proclamer de nouvelles victoires ; maintenant, ces hommes se crurent trahis ; ils commencèrent à parler d’une voix menaçante en frappant la terre avec leurs sabres ; l’un d’eux surtout criait comme un forcené : « Je suis Hongrois et gentilhomme, je ferai sauter la forteresse plutôt que de me rendre. » Le général Paul Kiss resta calme et impassible ; j’admirai sa fermeté ; il menaça cet officier de le faire fusiller, et, étant parvenu à contenir les autres, il fit faire silence. Il leur répéta que tout était perdu ; mais ces officiers soutenaient que cela ne pouvait pas être vrai ; enfin ils consentirent à choisir parmi eux un officier, un sous-officier et un soldat, et à les envoyer avec un sauf-conduit jusqu’auprès de Georgey pour savoir et entendre de sa bouche si tout était perdu pour la cause hongroise. « Si cela est, dit l’un d’eux d’une voix forte, nous verrons alors ce que nous avons à faire. » Le général les congédia. « Vous voyez, me dit-il : massacré ici ou fusillé par les vôtres ! j’ai gagné tous mes grades l’épée à la main ; je suis prêt à tout ; les Hongrois ne craignent pas la mort, » continua-t-il en souriant.

Le jour suivant, je devais, à midi, sortir de la forteresse avec l’officier envoyé à Georgey ; mais le général Kiss, craignant pour moi la vengeance de ses soldats exaspérés de la défaite de leur armée, me fit sortir à quatre heures du matin. L’aube du jour blanchissait le ciel à l’horizon. Enfin j’étais en liberté ; je me retournai pour jeter un dernier regard sur la forteresse en pensant combien ces murs avaient contenu

  1. Je ne me suis point trompé ; l’empereur lui a accordé sa grace, et l’a fait mettre en liberté quelques jours après la reddition de la forteresse.