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ligne intérieure des avant-postes, il pouvait obtenir un permis pour sortir, et se glisser ensuite à travers les avant-postes pour gagner la campagne : c’était risquer sa vie, mais il était prêt.

Enfin, lorsque tout fut convenu, pour n’avoir pas à me reprocher d’avoir laissé ces hommes courir à la mort, je leur dis que si notre entreprise ne réussissait pas, ou si elle était découverte, rien ne pourrait nous sauver, et que nous serions certainement fusillés ; je les regardai en observant leur contenance. Braunstein me dit d’une voix calme : « Capitaine, nous ne craignons pas la mort ; fusillé ici ou tué par la mitraille sur le champ de bataille comme nos camarades de l’armée, peu importe, c’est la mort d’un soldat : je veux servir l’empereur comme je l’ai juré, und als braver Kriegsmann, wenn es seyn muss, für den Kaiser sterben, so wahr mir Gott helfe[1] ! » dit-il avec une énergie extrême et en levant la main. Ces hommes courageux étaient mariés tous les trois ; ils avaient chacun plusieurs enfans. « Eh bien ! leur dis-je pour m’assurer une dernière fois de leur énergie, si tout réussit, moi j’ai tout à gagner, l’empereur me donnera la croix de Marie-Thérèse, et je suis décidé à tout risquer plutôt que de finir lentement dans cette casemate ; mais vous, vous n’aurez pour récompense qu’une médaille de bravoure ou un grade d’officier. Si nous sommes fusillés, que deviendront vos femmes et vos enfans ? » - « L’empereur en aura soin, » répondit Kussmaneck. Alors je leur serrai fortement les mains, leur dis adieu, et Kussmaneck me reconduisit dans ma casemate.

Je passai tout le reste du jour à écrire au colonel Mamula sur une bande de papier fin ; ce papier roulé n’était pas plus gros que le petit doigt de la main et n’avait que trois pouces de long. Je le donnai à Kussmanech pour le remettre à Gerberich et lui dis de lui recommander expressément de ne pas cacher ce papier dans ses bottes ou dans ses habits, et de le tenir serré dans sa main, afin de pouvoir l’avaler s’il était arrêté ; mais Braunstein, ayant appris pendant la soirée que quelque changement allait avoir lieu dans les troupes qui occupaient les postes, poussé aussi, comme je le crois, par le noble désir de partager tout le danger, voulut transmettre ces derniers détails au colonel Mamula. Son écriture était grosse, il négligea de prendre du papier fin, et, malgré mes recommandations, il laissa Gerberich coudre ces deux lettres entre le drap et la doublure de son habit sous l’aisselle.

Gerberich s’était procuré un permis signé du commandant de la forteresse pour aller dans une de ses vignes, située sur le rayon des avant-postes hongrois. Le 27, à midi, il sortit de la forteresse ; il devait revenir le soir même, avec une réponse du colonel Mamula. Je

  1. « Et, s’il le faut, mourir pour l’empereur comme un brave soldat, et que Dieu me soit en aide !… »