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moi, Kussmaneck me dit : « Nous sommes ici plusieurs attachés de cœur et par notre serment, que nous n’avons pas violé, à l’empereur ; nous sommes ici malgré nous. » Puis il s’arrêta et me regarda en face en hésitant à parler, comme s’il eût voulu me confier quelque chose et se fût défié de moi. L’expression de son regard était si vraie qu’elle me donna confiance en lui, et je cessai de répondre par un sourire de doute à ses paroles. « Deux sous-officiers du génie, continua-t-il, un jeune Croate nommé Gerberich, le propriétaire du pont de bateaux et moi, nous sommes prêts à tout entreprendre pour rétablir dans la forteresse l’autorité de l’empereur. » Le prévôt hésita encore un moment. « Et pour tout vous dire, reprit-il, nous avons, capitaine, les moyens d’écrire au colonel Mamula ; nous pouvons même aller jusqu’à lui en nous glissant la nuit en bateau le long de la rive du Danube ; c’est ainsi que le sous-officier du génie Braunstein a pu convenir avec le colonel de signaux pour l’avertir quand les Hongrois se préparent à l’attaquer. D’une des redoutes de la ligne de circonvallation, on aperçoit la maison de Braunstein. Lorsque les Hongrois se préparent à attaquer le colonel, le sous-officier l’en avertit en mettant la nuit une lumière sur sa fenêtre, et, si c’est de jour, il suspend en dehors de la fenêtre un manteau noir sur le mur blanc. Capitaine, continua Kussmaneck, vous êtes notre supérieur, vous allez être notre chef ; il faut tout tenter, le moment est propice. La nuit, il n’y a que quinze cents hommes dans la forteresse, le reste de la garnison campe dans la tête de pont à Neusatz, et il faut plus de deux heures pour fermer le pont de bateaux et rétablir le passage. » Je lui recommandai de savoir exactement le nombre des soldats qui étaient dans la forteresse, de s’assurer de la force des postes chargés de garder les portes, de savoir les jours où les honveds étaient de garde, et je convins avec lui qu’il me ferait parler le lendemain à l’heure de la promenade avec les deux sous-officiers du génie.

J’employai une partie de la nuit à chercher par quels moyens nous pourrions seconder une attaque de nuit du colonel Mamula et faire entrer ses troupes dans la forteresse en nous emparant d’une des portes. Une idée me vint à l’esprit : Kussmaneck m’avait dit qu’il tenait enfermés dans les autres casemates voisines de la mienne quatre-vingt-dix-huit soldats des régimens croates et slavons condamnés aux travaux forcés, les uns pour dix, les autres pour quinze ou vingt ans, par les conseils de guerre impériaux pendant les années qui précédèrent la révolte. Ces condamnés étaient tous Croates ou Slavons, car les Hongrois avaient donné la liberté à ceux de leur nation qui se trouvaient parmi eux et les avaient incorporés dans leurs bataillons de honveds. Ces soldats étaient tous condamnés pour vol à main armée, assassinat ou meurtre commis sans préméditation. Kussmaneck pouvait briser leurs fers, ils pouvaient nous aider. L’espérance de la liberté, le besoin de