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Je partis d’Eszek, le 19 mai, à l’entrée de la nuit, et arrivai le lendemain, vers dix heures du matin, au village d’Opatovacz. Je devais y trouver des pionniers chargés de me conduire en bateau sur l’autre bord ; mais ces hommes n’étaient pas encore arrivés. Après les avoir attendus quelque temps inutilement, je me fis donner un bateau par le chef du village, et, prenant trois paysans pour ramer, je gagnai le milieu du fleuve. Il faisait un temps affreux ; la barque, penchée par le vent, se remplissait d’eau à chaque moment, et menaçait de chavirer. J’arrivai enfin devant Bukin, et, ayant trouvé un endroit où la profondeur du Danube permettait à un bateau à vapeur d’approcher assez près de la rive pour y débarquer des troupes, je sautai à terre, et allai à un petit moulin établi sur un bateau près du bord du fleuve. Je tenais un fusil à la main. De peur de surprise, je criai de loin au meunier de venir à moi : c’était un Allemand ; il paraissait bien intentionné, et me donna tous les renseignemens qui m’étaient nécessaires sur l’état et la direction du chemin par lequel la brigade devait s’avancer au milieu des bois pour surprendre Palanka. Je remontai en bateau, ordonnai aux rameurs de serrer la rive, et descendis ainsi le Danube jusqu’en vue de Palanka. Mes trois bateliers, n’osant s’approcher du rivage, voulurent s’arrêter ; la distance était trop grande pour que je pusse reconnaître s’il y avait des canons rangés sur le bord du fleuve ou sur une place que quelques maisons bâties sur la rive me cachaient encore. Je les forçai à ramer jusqu’à ce que le bateau ne fût plus qu’à quelques mètres du rivage ; alors je me dressai debout, les regards fixés sur la place du village. À ce moment, un officier hongrois et une quinzaine d’hommes armés de fusils s’élancèrent de derrière une maison ; je saisis mon fusil, couche en joue l’officier, et lui crie : « Halte ! Je tire sur le premier qui s’avance. » Il s’arrêta et cria à mes bateliers d’aborder. « Ramez, ramez au large, leur dis-je d’une voix que le danger rendait menaçante. Ces lâches, craignant une décharge, sautent hors du bateau, et marchent au rivage ; le dernier cependant, pour m’aider à me sauver, pousse le bateau au large. Je jette alors mon fusil, saisis la rame, et vogue vers le milieu du fleuve ; mais les soldats hongrois courent dans l’eau jusqu’à mi-corps, m’entourent avec leurs fusils, saisissent une corde qui pendait derrière le bateau, et m’amènent au rivage ; je tremblais de colère. « On ne vous fusillera pas, n’ayez pas peur, me dit l’officier. » Il fit atteler trois voitures de paysan, et me pria poliment de monter avec lui dans la première ; il s’assit à côté de moi, et mit son fusil entre ses genoux ; deux pandours, auxquels il venait de faire charger leurs fusils, s’assirent derrière nous ; on fit monter mes bateliers dans les deux autres voitures, et nous partîmes au galop.

Le chemin suivait la rive gauche du Danube. J’observais le terrain,