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sur l’herbe ; le capitaine Gjurkovich et plusieurs de nos hussards, défigurés par leurs blessures et couchés sans vie autour de lui, témoignaient d’une vaillante lutte. Riedesel avait la tête fendue d’un coup de sabre ; une baïonnette tordue était enfoncée dans sa large poitrine. Je sautai à terre pour le secourir, mais il était déjà raidi par la mort ; je ramassai son schako couvert de sang et un de ses gants pour garder ce souvenir à sa mère. Je m’avançai au milieu des Ottochaner, qui faisaient une résistance désespérée. Les soldats hongrois se précipitaient sur eux et les entouraient en poussant de grands cris ; les Ottochaner les frappaient à coups de baïonnette et cherchaient à gagner le pont du village. Le sifflement des balles, le tonnerre des boulets, coupaient l’air dans tous les sens : « Est-ce là tout ce qui reste de la brigade ? » criai-je aux officiers ; le feu, la fumée, les empêchaient de m’entendre. Je voulus les arrêter pour recueillir les débris de la brigade ; mais c’était faire inutilement massacrer ces braves. Alors je courus au pont, et, arrêtant quelques soldats, je leur ordonnai, dès que le reste du bataillon serait passé, d’enlever les planches et de les lancer à l’eau, afin d’empêcher l’artillerie et la cavalerie des Hongrois de nous poursuivre. Les Ottochaner arrivèrent au pont ; les premiers passés avaient tiré des coups de fusil dans les toits de chaume ; le village était déjà tout en feu : l’ennemi ne pouvait nous suivre au travers de cette fournaise ; je courus au galop à la tête du bataillon, qui marchait dans un chemin creux. Quel fut alors mon étonnements quelle fut ma joie ! la brigade presque entière était là devant moi, rangée sur les hauteurs, rejetée de sa ligne de retraite, il est vrai, mais alignée et prête encore à attaquer l’ennemi. Pendant que les braves Ottochaner soutenaient ce combat inégal, le reste de la brigade, emmenant six des canons pris à l’ennemi, avait traversé la Tapio sur le pont du village, et était allée prendre position sur les hauteurs qui bordent la rive droite.

Des cris de triomphe et de joie accueillirent les Ottochaner, qui s’avançaient, décimés par les balles, traînant après eux leurs nombreux blessés, et portant sur leurs épaules plusieurs officiers couverts de sang. L’ennemi ne pouvait passer un pont détruit à travers un village tout en feu ; le général Rastich reforma la colonne, et, remontant sur la rive droite de la Tapio, il prit la direction de Setzö. Lorsque les Hongrois, après avoir passé la Tapio sur un autre pont au-dessous de Bicske, reparurent derrière nous sur les hauteurs, nous avions déjà gagné une avance considérable ; ils nous envoyèrent cependant quelques volées de boulets et d’obus qui, en éclatant, lançaient la terre à trente et quarante pieds de hauteur et nous couvraient de boue. Les hussards voulurent nous attaquer ; mais quelques décharges de mitraille de nos pièces placées à l’arrière-garde de notre faible colonne les maintinrent à distance.