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en fiacre à Saint-Jean-Teduccio, accompagné d’Antonietto, qui chantait derrière la voiture sans se douter que son maître marchait à la mort au grand trot. A vingt pas de la maison de Lidia, le cocher arrêta ses chevaux, comme il en avait reçu l’ordre en partant. La mine éveillée du petit groom se posa sur le bord de la portière :

— Que désire votre excellence ? dit le gamin.

— Tu vas sonner, répondit l’abbé, à la porte de la divine Lidia. La servante viendra ouvrir. Tu te jetteras la face contre terre en poussant des cris lamentables, et tu lui diras ces mots : « Appelez vite la signora, qu’elle ne tarde pas, mon patron est là, mourant dans un fiacre. Il n’a pas cinq minutes à vivre, et demande à dire à votre maitresse un éternel adieu. » Aussitôt que la signora se sera précipitée, tout en pleurs, hors de la maison, tu l’amèneras ici, et tu courras à l’église chercher un prêtre.

Antonietto, persuadé que son maître se préparait à jouer la comédie, fit un clignement d’yeux de malice et de connivence. Il se dirigea vers la maison, et revint ensuite au fiacre :

— Excellence, dit-il. si la contessine s’informe de quoi se meurt nom infortuné patron, lui répondrai-je en pleurant que c’est d’amour et de douleur ?

— Non, tu lui diras qu’on m’a saigné au bras, que j’ai arraché ma ligature et que |e suis baigné dans mon sang.

— Très bien, excellence.

Lorsque l’abbé eut entendu le coup de sonnette de son groom, les cris plaintifs, les sons de voix lamentables, les paroles entrecoupées, et toute l’exposition de la comédie jouée par Antonietto avec un véritable talent, il ôta son habit, releva sa manche de sa chemise et porta la main à sa ligature :

— Un moment ! pensa-t-il, si Lidia n’était pas au logis, ma mort ne produirait point d’effet.

Et il attendit, la tête à la portière; mais, quand la belle veuve parut à la fenêtre pour demander la cause de ces cris, Geronimo dénoua lentement et d’une main tremblante la longue bande de toile qui lui serrait le bras. En voyant la compresse tachée de sang tomber sur ses genoux, il recommanda son ame à Dieu. Un nuage passa devant ses yeux, un bruit semblable à celui de la mer bourdonna dans ses oreilles : la pâleur de la mort se répandit sur son visage ; il pencha sa tête sur son épaule, comme le beau Narcisse, et s’évanouit.


PAUL DE MUSSET.