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curiosité, causent de si terribles ravages. Vous me raconterez une autre fois vos malheurs sans exemple sur la terre, et je vous promets une pitié proportionnée à la grandeur de votre infortune ; mais nous n’avons point déterminé, monsieur votre oncle et moi, les conditions de notre gageure. Il faut réparer cet oubli. Je m’en rapporte à lui pour décider ce que j’ai perdu.

— Cher oncle ! dit l’abbé, exigez un souper entre nous trois, chez un marchand de pizze , avec des huîtres de Fusaro .

— Va pour un souper d’huîtres à discrétion répondis-je.

— Et du vin blanc de Capri? demanda l’abbé.

— Tant que nous en pourrons boire.

Allegri  ! s’écria le malade. Revenez demain, seigneur français ; je crois qu’en m’armant de courage, il me sera possible d’arriver au bout de mon récit.

— N’allez pas entreprendre une chose au-dessus de vos forces.

— Ne craignez rien. Sous les apparences de la délicatesse, j’ai une santé de fer. Je suis sensible ; mais le ciel m’a donné l’ame d’un héros de Torquato Tasso.

— Pauvre Torquato! repris-je, en voilà un qui a réellement souffert !

— Comme moi, précisément dans ce même village de Sorrente. Oh! oui je ressemble au pauvre Torquato... Mais on sonne. Ce doit être le docteur. Il arrive à propos, je vais lui demander quel jour nous pourrons aller à Naples manger la pizze et les huîtres du lac Fusaro.

Le médecin arriva en effet. Il paraissait avoir quarante ans. Je le reconnus avec plaisir pour un Français et un homme intelligent. Il accorda au convalescent la permission de s’embarquer pour Naples et de manger tout ce qu’il voulait. Je saluai mes nouveaux amis, et je sortis avec le docteur.

— La blessure, lui dis-je, n’était pas bien grave ?

— Une forte contusion, répondit-il, mais heureusement point de fracture. Le jeune homme s’est cru mort, ou tout au moins en danger de perdre un bras, parce que les muscles foulés le faisaient beaucoup souffrir. A ses discours, vous devinez de quel style auront été ses lettres à son oncle. Le pauvre vieux a pris cette éloquence pour argent comptant, et il est accouru de Bisceglia, s’imaginant assister aux derniers momens de son neveu. Il ne faut pas croire pourtant que mon jeune malade ne soit pas véritablement passionné. Il s’exprime avec exagération, mais il sent vivement.

— Vous savez donc ses aventures et la cause de son accident ?

— Tout au long. Geronimo n’a rien de caché pour ses amis.

— Vous me feriez plaisir si vous vouliez bien me raconter cette histoire. Je dois en recevoir la confidence demain ; mais je crains un peu les fleurs de rhétorique du héros.