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semblait prodigieusement au Pancrace de San-Carlino, qui était alors un acteur excellent. Cependant, comme le Biscegliese n’avait pas le même ridicule pour un étranger que pour un Napolitain, j’eus pitié de son dépit et j’engageai la conversation avec lui de l’air le plus sérieux.

— On voit bien, lui dis-je, que votre seigneurie ne va pas à Sorrente pour son plaisir.

Altro ! répondit le bonhomme en faisant une lippe digne de San-Carlino; je vais à Sorrente pour y gronder, crier, pleurer et dépenser en honoraires de rebouteur et de médecin le reste de trente ducats dont les hôteliers de ce damné pays m’ont déjà soufflé la moitié. Est-ce là du plaisir? Je ne trouve d’ailleurs rien de joli à Naples et dans ses environs. Chez nous, à Bisceglia, la ville est bien plus agréable, et la gente se pique au moins de politesse; mais qu’importe tout cela, si je songe au spectacle qui m’attend là-bas? Mon pauvre neveu, le plus beau garçon de la Pouille entière, gisant sur un lit de douleur avec un bras cassé!... O déplorable accident!

— Et comment votre neveu s’est-il cassé un bras?

— Qui le sait? reprit le Biscéliais. A coup sûr, ce n’est pas au service de Dieu, quoique le pauvre garçon soit abbé, et que, par la protection de monseigneur, il jouisse déjà d’un revenu de six cents ducats : ce sera donc pour les beaux yeux de quelque méchante femme. Voilà bien les Napolitaines !

— Attendez au moins, pour accuser les Napolitaines, que l’affaire soit éclaircie.

— Vous ne les connaissez donc pas? répondit le Biscéliais. Il n’arrive dans ce pays ni crime ni accident sans qu’on trouve une femme au fond. Mon neveu a vingt ans, la jambe faite au tour, des yeux qui feraient envie à la reine des amazones : en faut-il davantage? Nous lui demanderons tout à l’heure qui l’a poussé où il est, et vous verrez s’il ne nous dit pas que c’est une femme. Autrement, à quel propos ce bras cassé? Un bras ne se casse pas tout seul, sans qu’une Napolitaine s’en mêle. Je l’avais pourtant bien dit à ce malheureux garçon le jour qu’il partit en vetturino pour faire cinquante lieues en moins de huit jours, tant il avait hâte de voir Naples. — Les enfans sont toujours pressés de courir à leur perte. — « Geronimo, lui avais-je dit, tu as tout ce qu’il faut à un homme sage pour réussir, tout ce qu’il faut pour se perdre à un imprudent ou un fou. S’il t’arrive malheur, à qui donc en sera la faute? Les Biscéliais, tu le sais, ne font pas fortune à Naples; mais il dépend de toi d’être une exception à la règle ou de la confirmer. Tu es riche à six cents ducats par an, jeune, bien fait, galant, instruit, protégé de monseigneur l’archevêque. Il y a là-bas des escrocs, des débauchés, des joueurs, des don Limone vêtus à la mode de Paris, qui se ruinent en habits neufs, et, pis que tout cela, il y a