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soulagé sa douleur, mon voisin sortit de sa pénible rêverie pour demander au patron de la barque s’il pensait arriver à Sorrente avant dix heures. Quelle fut ma surprise en voyant tous les passagers éclater de rire à cette question si simple, et le patron lui-même se mordre les lèvres ! Une seconde question du gros homme provoqua un nouvel accès d’hilarité, plus bruyant encore que le premier. À ma gauche était assise une jeune fille qui riait de tout son cœur. Je me penchai à son oreille et lui demandai ce qui la divertissait si fort.

E Biscegliese ! me répondit-elle d’une voix étouffée.

— Quand ce pauvre homme serait Biscéliais, repris-je, serait-ce une raison pour lui rire au nez avec si peu de ménagemens ?

— Votre seigneurie, répondit la jeune fille, n’a donc pas vu le don Pangrazio du théâtre San-Carlino ?

— Si fait.

— Eh bien donc, si elle connaît ce comédien si amusant, comment ne rit-elle pas avec nous ?

Il faut savoir que Bisceglia est une petite ville de la Pouille, où l’on parle un patois qui jouit du privilège de mettre en joie les Napolitains du plus loin qu’ils en reconnaissent l’accent. De temps immémorial, le personnage de don Pancrace, au théâtre de San-Carlino, est rempli par des Biscéliais, ou par des Napolitains qui savent imiter à merveille le parler de la Pouille. Leur succès de ridicule ne tient pas moins à l’accent qu’au talent des artistes, qui, du reste, sont des comédiens incomparables. Le public rit de confiance dès que Pancrace paraît. L’affiche ne manque jamais d’ajouter au titre de la pièce ces mots d’un attrait particulier pour la foule : con Pangrazio biscegliese (avec Pancrace biscéliais). L’effet produit sur nos théâtres par les jargons de paysans n’approche point du fou rire qu’excite ce Pancrace ; il faudrait remonter au temps de Gros-Guillaume et du gentilhomme gascon pour trouver un équivalent de ce personnage à caractère, qui soutient encore, avec l’illustre Polichinelle, la comédie nationale dell’arte, tradition précieuse et charmante dont le bouge de San-Carlino est le dernier asile. Ce goût populaire est pourtant cause d’une injustice amère et cruelle ; un Biscéliais ne peut plus se montrer à Naples sans que tout le monde pouffe de rire aussitôt qu’il ouvre la bouche ; la tyrannie de l’habitude et du préjugé le condamne au métier de bouffon, car il ne lui servirait à rien de se fâcher ; on ne s’amuserait pas pour si peu à la bagatelle du point d’honneur, et les rieurs ne feraient que s’égayer davantage d’un accès de colère biscéliaise.

Telle fut le sort de mon gros voisin, lorsque, dans sa mauvaise humeur, il envoya au diable ses compagnons de voyage. En l’écoutant avec attention, je crus reconnaître en effet que l’accent de Bisceglia donnait à son langage un ton pleurard tout-à-fait comique, et qu’il