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la bulle d’or, le conquérant se trouva jeté dans une carrière dont le ferme nécessaire était ou sa propre chute ou l’asservissement permanent du monde. Qu’il me suffise de dire que Dieu laisse, même aux instrumens choisis par lui, la plénitude de leur liberté morale, et qu’au jour où son œuvre s’achève, la part de leur responsabilité commence. Ce fut en 1804 que cette ère nouvelle s’ouvrit pour Napoléon.


III

Il y a dans la Jeanne d’Arc de Schiller une belle scène. Le poète représente l’héroïne entrant portée sur les bras du peuple et de l’armée dans la basilique de Reims, où Dieu l’a chargée de conduire, à travers les escadrons ennemis, le prince qui n’était que roi de Bourges, et dont elle a fait le roi de France. À la vue de la jeune fille, tous les regards se tournent vers elle ; les chants cessent, et les prières restent comme suspendues entre la terre et le ciel. Cependant Jeanne se trouble, et cesse d’être maîtresse de son propre cœur. C’est que ce jour a terminé sa mission, et qu’à l’heure même où son triomphe se consomme, une égoïste pensée est venue la saisir. Pour la première fois de sa vie, elle se prend à aimer autre chose que sa patrie, à souhaiter autre chose que sa délivrance. Dieu a retiré d’elle son secours et son bras, et la vierge ne reprend un moment sa confiance et sa force qu’en consommant pour la France un dernier sacrifice.

Ce fut aussi du point culminant de sa gloire qu’une tempête s’éleva dans l’ame de Napoléon et que la rectitude de ce grand esprit sembla fléchir sous sa fortune. Parvenu au sommet de la montagne il ne put contempler sans convoitise tous ces royaumes de la terre que l’esprit tentateur étalait à ses pieds. À peine la main qui avait sacré Charlemagne eut-elle touché son front, qu’il rompit avec sa destinée comme avec son siècle pour poursuivre un fantastique avenir, incompatible avec le génie du monde moderne aussi bien qu’avec l’intérêt de la France. Au lendemain de son couronnement, le nouvel empereur se faisait proclamer roi d’Italie et courait prendre la couronne de fer à Milan en dédaignant les protestations de l’Europe. Dépeçant la péninsule au gré de ses fantaisies et commençant à étaler dès-lors le mépris de tous les traités et de tous les droits, il réunit Gênes à son empire et dota de principautés jusqu’aux femmes de sa famille ; puis, apercevant par-delà les Abruzzes la vieille royauté des Bourbons qui opposait encore le prestige des siècles à celui de sa toute-puissance, il se prit à caresser la jalouse pensée qui fut et le crime et le châtiment de sa vie, puisqu’elle le conduisit en quatre années du meurtre du duc d’Enghien au guet-apens de Bayonne.

La veille du jour où il recevait l’onction royale, Napoléon avait en