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de tant d’ingénieuses combinaisons, n’est point si fort à bout de ses ressources qu’on pourrait se l’imaginer, car voici des horizons nouveaux qui s’ouvrent pour elle, et ce fécond génie, après en avoir usé pendant trente ans à l’entière satisfaction du public de nos théâtres, se met aujourd’hui à la traduire en italien ou en anglais, comme il vous plaira : as you like it. Voyez-vous d’ici Caliban sacrifiant à Bacchus et aux Graces, et chantant le vin de sa voix de cyclope en goguette, ni plus ni moins qu’un jeune seigneur de la cour de Charles IX ?

Célébrons ; célébrons tour à tour
Le bal, le champagne et l’amour.

Vous représentez-vous Caliban noyant dans des flots de malvoisie ses féroces instincts de bête brute, et se laissant piper pendant l’ivresse le précieux talisman qu’il tient de la tendre sollicitude de sa bonne vieille mère Sycorax, emprisonnée dans un rocher par un sortilège du magicien Prospero ? On prétend que le pape Benoît IX avait trouve le moyen d’enclore les esprits dans des fioles de cristal, et qu’il en gardait sept conjurés dans son sucrier. Ce secret miraculeux, maître Prospero, lui aussi, le possède, et n’a pas manqué de s’en servir pour embastiller au creux d’une roche la digne mère de Caliban. Du fond de son trou de murailles où elle existe privée d’air à la façon de ces crapauds qui au dire de certains, naturalistes, vivent mille ans dans les interstices du granit, du fond de son trou de muraille, la hideuse sibylle, causant de chose et d’autre avec son fils, lui révèle la vertu de trois fleurs enchantées par lesquelles il accomplira trois souhaits. Trois fleurs enchantées, c’est aussi la recette mise en usage par la fameuse sorcière de Gustave ; mais, cette fois au moins, M. Scribe ne se trouvait aux prises qu’avec ses propres imaginations, et ne taillait pas en plein dans un chef-d’œuvre. Un bouquet magique ! trois fleurs et trois voeux ! compléter et parfaire Shakspeare avec les souvenirs, littéraires du Prince Charmant ou de la fée Urgèle ! ô Marmontel ; vous n’auriez pas inventé mieux ! Revenons à la musique. J’ai parlé de la prière du prologue et de la bacchanale du second acte, je citerai encore au premier acte le trio chanté par Caliban, Prospero et Miranda : tout cela est bien en scène ; traité d’une main ferme et sûre, et rappelle les bonnes inspirations de la Juive et de la Reine de Chypre ; mais franchement, en un pareil sujet ; étaient-ce bien les souvenirs de la Juive et de la Reine de Chypre qu’un musicien devait évoquer chez son public ? Le beau compliment que vous eussiez adressé à Weber en lui disant : Votre Oberon me fait songer au Sacrifice interrompu de Winter ! Singulière entreprise qu’a tentée là M. Halé-vy de s’aventurer au milieu des plus vaporeuses fantaisies du monde des esprits et des rêves, lui un talent si profondément attaché à la terre, lui dont l’inspiration, même alors qu’elle atteint à ses limites les plus hautes, ne s’élève jamais au-dessus de la passion humaine, lui enfin qu’un Allemand appellerait le rationalisme musical en personne !

Mettre en musique la Tempête de Shakspeare, traduire dans la langues des sons la plus idéale et la plus merveilleuse des poésies, toucher à ces immortelles créations du génie qui se nomment Ariel et Miranda, Prospero et Caliban, Mendelsohn lui-même estimai la tâche au-dessus de ses forces. Les scrupules qui possédaient, en pareil cas, l’auteur des Mélusine, il était naturel que