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qu’il y a quarante ans les chanteurs et l’orchestre de l’Opéra aient pu pousser les hauts cris devant les la hardiesses d’un novateur au fond très modéré ; mais ce qu’était alors notre première scène lyrique, et quel esprit de routine en possédait le personnel, on aurait peine à se l’imaginer. On raconte qu’il ne fallut rien moins que l’influence de l’impératrice Joséphine pour vaincre des obstacles seps cesse renaissans qui eussent fini par épuiser la persévérance du maître. Un ordre du château vint au secours de M. Spontini, et les répétitions de la Vestale commencèrent : nouvelle suite d’ennuis et de tribulations pour le compositeur. Un acteur chargé de la partie du grand-prêtre débuta par déclarer net qu’il n’entendait rien à cette musique, sur quoi M. Spontini, médiocrement endurant de sa nature, lui prit le rôle des mains et le jeta au feu. Heureusement, un jeune homme se trouvait la qui, s’emparant du manuscrit avant que la flamme l’eût atteint, offrit de prendre à l’instant le rôle si le maître voulait bien le lui enseigner. « Je vous le donne, répondit Spontini, et vous le jouerez mieux que monsieur, j’en réponds. » Ce jeune homme s’appelait Dérivis, et l’on sait quel beau triomphe lui valut cette création, échue ainsi dans son partage grace à une boutade du chef d’emploi. Dérivis ne fut jamais un chanteur, mais il avait l’accent tragique et la majesté du caractère ; sa voix, quoique fruste et d’une émission abrupte, n’en dirigeait pas moins le magnifique finale du second acte avec une vigueur, un entraînement, une autorité, qui, après lui, ne se sont plus rencontrés. D’ailleurs, l’heure des chanteurs n’avait point sonné encore à l’horloge de l’Opéra, et, quelle que soit l’importance révolutionnaire qu’on attribue à cette partition de la Vestale, du moins nous accordera-t-on que le musicien ne s’y montre pas beaucoup plus préoccupé des conditions de la voix humaine que ne l’avaient fait ses devanciers Gluck et Sacchini. Que voyons-nous, en effet, dans le chef-d’œuvre de M. Spontini ? Des morceaux écourtés et rapides où l’expression musicale n’a pas le temps de se donner carrière, des phrases dont la pompe de l’instrumentation rehausse fort à propos la banalité, beaucoup de déclamation et de récitatif, mais une déclamation que le rhythme vivifie, un récitatif pathétique ; et partout empreint d’un admirable sentiment du sujet. Quoi qu’en puissent dire les systèmes, il y a loin de là à Guillaume Tell ; je vais plus avant, et je maintiens que l’auteur de la Vestale et Rossini ne parlent pas la même langue : l’un, que l’on a très improprement traité en précurseur, n’est en somme, qua le continuateur du passé, tandis que l’autre, génie inventif s’il en fut, inspiration originale et prime-sautière, ouvre aux yeux du siècle les perspectives vraiment nouvelles.

Il court de par le monde nombre d’idées fausses et ridicules, qui, à force d’avoir été ressassées d’un ton doctoral et par ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui les écrivains spéciaux, ont acquis à la longue je ne sais quels semblans de vérité auxquels les sots se laissent prendre. Ainsi on racontera au public, par exemple, et cela de l’air le plus sérieux, qu’en écrivant Guillaume Tell pour l’Opéra français Rossini a délibérément transformée sa manière et déserté ses propres sentiers pour entrer à pleine voile dans la grande tradition de Gluck. Est-il besoin d’ajouter qu’une pareille assertion n’a rien de fondé, et que l’auteur de Semiramide et de Mosè, pour avoir agrandi peut-être encore dans Guillaume Tell son inspiration et son style, n’a pas cessé un seul instant d’être lui-même ? Du reste, les esprits clairvoyans qui avaient découvert