Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

folâtraient sur ce plancher mobile sans même comprendre que l’abîme était sous leurs pieds. — Heureux âge ! — disaient les mères qui suivaient leurs mouvemens, avec sollicitude, et le mousse chargé de fourbir le cuivre de l’habitacle était prêt à quitter son monotone travail pour se joindre à leurs jeux.

Parmi les sages que renfermait notre navire, — j’appelle ainsi ceux qui faisaient preuve de patience et savaient s’occuper, — se trouvait un abbé. Chaque jour, il se levait assez tôt pour voir le premier rayon de soleil ; la récitation du bréviaire lui prenait quelques heures, et le reste du temps, il l’employait à lire. Rarement il se mêlait aux conversations des autres passagers ; le soir, après, avoir pris le thé sur la dunette avec nous, il descendait à la grande chambre et feuilletait de gros livres que lui seul pouvait comprendre. Quelquefois une dame, poussée par la curiosité, s’approchait de lui et lui demandait : Que lisez-vous donc là, monsieur l’abbé ? — Du chinois, madame, répondait-il. – Ah ! mon Dieu ! disait une autre, où avez-vous pris ces grimoires-là, monsieur l’abbé ? — A Pékin, répliquait-il. — De ces courtes-réponses, nous inférions que ce prêtre avait été missionnaire en Chine, mais nous en tirions aussi cette conclusion qu’il vivait encore par la pensée et par le souvenir dans un monde trop différent du nôtre pour qu’il ne se trouvât pas dépaysé au milieu de nous. Durant les deux premières semaines de navigation, nous l’avions laissé continuer en paix le cours de ses lectures ; puis étaient survenues les tempêtes du Cap, pendant lesquelles chacun avait assez à faire de songer à soi. Ce ne fut donc qu’en abordant une mer plus tranquille, des zones plus douces, qu’il nous vint à l’esprit d’entamer avec l’abbé des relations, plus suivies. Un soir qu’il allait se retirer après le thé selon son usage, une jeune dame créole le pria de rester avec nous.

— Pourquoi nous fuyez-vous ainsi, monsieur l’abbé ? lui dit-elle. Vous seriez-vous figuré par hasard que votre présence peut gêner ?

— Madame, répondit à voix basse le missionnaire, nos matelots français sont plus superstitieux qu’ils n’en ont l’air ; ils s’imaginent qu’un prêtre à bord leur porte malheur : nous sommes ce qu’ils appellent des figures de vent debout.- Si je me montre trop souvent sur le pont, ils se laisseront aller à murmurer contre moi ; si au contraire je ne me mêle à eux qu’avec discrétion, ils m’accueilleront comme un homme qui sait se tenir à sa place, et avant que nous ayons passé la ligne je serai leur ami. Il ne faut aurais heurter de front les préjugés…

— Vous avez été en Chine ? demanda un des jeunes gens qui supportait avec le moins de résignation les ennuis de notre prison flottante.

L’abbé s’inclina avec modestie.