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merveilleux. Cet art consiste, en ce cas, à se montrer parfois bavard insupportable, et parfois d’une sottise achevée, afin de nous mieux duper ; — ce qui serait, soit dit entre parenthèses, un sacrifice inoui fait à la mise en scène de son talent. En conscience, nous ne pouvons admettre, comme probable, une si exceptionnelle abnégation, et nous en revenons à dire que le secret de notre sympathie pour cet écrivain vraiment original, vraiment lui-même, c’est qu’il ne se commande ni ne se dirige, mais va devant lui, attiré de çà de là, — parfois même dans de périlleux marécages, — par les feux follets de son imagination. Ces feux follets le ramènent, lui déjà vieux, dans un passé riant, actif, aventureux, poétique ; ils lui en font retrouver les souvenirs vivaces, les impressions encore fraîches ; — ils évoquent autour de lui pêle-mêle une foule de visages étranges, de physionomies diversement accentuées, types nobles et bourgeois, faces de lords et de bohêmes, prêtres et brigands, sorcières et bergerettes ; — ils le replacent en face de sites dont la grace l’a ému, dont les splendeurs l’ont frappé ; — ils lui rendent les frissons qui l’éveillaient, couché sur la mousse humide, quand la pâle et silencieuse aurore, couronnée de vapeurs légères, se levait à l’horizon ; -ils font rayonner sous ses yeux, réverbérés par des roches ardentes, les feux du soleil d’Espagne ; — ils lui montrent, noyés dans un crépuscule bleuâtre, les méandres caressans de quelque rivière anglaise au cours lent et doux. Partout où ils l’entraînent, il va, sans s’inquiéter du reste : plus rapide si Jean à la Lanterne, — c’est le sobriquet anglais de ces folles flammes, — galope et gagne du terrain ; plus minutieux, plus flâneur, si ce guide fantasque veut faire halte ; tout à l’heure enamouré d’un bandit pittoresque, à présent furieux contre une madone italienne ; se souciant peu de ces palpables anomalies, de ces inconsistances qu’il ne peut méconnaître ; tenant son lecteur en petite estime, narguant volontiers les critiques, mais faisant grand cas, avant tout, par-dessus tout, de maître Jean et de son scintillant falot.

Tel nous est apparu George Borrow, et tel il nous a plu. Si on le comprend comme nous, on risque, nous devons le dire, de se trouver en désaccord avec bon nombre de reviewers anglais très compétens en ces matières, et qui déjà ont dénoncé dans Lav-Engro un amalgame impossible de l’Arioste et de Smollett, de l’Orlando et de Peregrine Pickle. Le public sera-t-il de leur avis ? C’est ce que nous ne pensons pas. Si pourtant il donne raison aux critiques, eh bien ! nous sommes prêt d’avance à confesser notre erreur, et, plutôt que de nous élever contre l’arrêt du lecteur, nous répéterons simplement avec l’auteur de Lav-Engro : « Bonne nuit, mon bon monsieur ; dormez bien, belle demoiselle. »


E.-D. FORGUES.