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apprit l’allemand et l’hébreu sans savoir ni l’hébreu ni l’allemand. Après tous ces exploits, après avoir appris le gallois, après avoir traduit les dix mille vers d’Ab-Gwilym et le Kaempe-Viser en hexamètres anglais, Lav-Engro fut pris tout à coup d’un grand dégoût de la vie. Ni l’hébreu, ni l’arabe, dont il n’avait encore qu’une teinture imparfaite, ne l’attachaient à ce monde sublunaire, où tout, — même le chaldéen, même le sanscrit, — lui semblait, comme à Salomon, vanité des vanités. Petul-Engro, qu’il vint à rencontrer, et auquel il fit part de ses sombres idées sur la vie et la mort, le ranima par quelques échantillons de philosophie pratique à l’usage des Bohémiens, et par ce fragment de la vieille chanson des Pharaons, rois d’Égypte… et de Bohême :

Quand un homme meurt, on le jette dans la terre :
Son enfant et sa femme viennent pleurer dessus[1].

Au fait, si la mort n’est que cela, le néant pour celui qu’on enterre, le chagrin pour ceux qu’il laisse derrière lui, à quoi bon envier la mort ? La mort… elle allait bientôt frapper le père de Lav-Engro. Avant de quitter ce monde, il voulut savoir au juste à quoi s’en tenir sur les travaux de son fils, et ce fut une triste révélation que le jeune érudit fit au vieux brave quand il lui avoua que, depuis plusieurs mois, il s’occupait à apprendre l’arménien, non pas l’arménien moderne mais l’arménien d’autrefois, celui qu’on ne parle plus. — Au nom de Dieu, malheureux enfant, ne savez-vous rien autre chose ? s’écria le capitaine… Et s’il en est ainsi, quand je serai mort, ce qui ne tardera pas, y qu’allez-vous devenir ?…- Mon père… mon père… répondit Lav-Engro fort embarrassé… je sais… je sais mieux que cela… Je sais forger des fers à cheval. » Il disait vrai : la fréquentation des bohémiens et l’étude du rommany lui avaient au moins procuré ce talent pratique.

Voici Lav-Engro à Londres. Son père est mort. La petite famille s’est dissoute. Il est seul, seul avec son bagage littéraire : — les dix mille vers d’Ab-Gwilym et les ballades danoises traduites en anglais métrique. Une cinquantaine de guinées au fond de sa malle forment le plus clair ou, pour mieux dire, la totalité de ses ressources pécuniaires. Avec cela, une lettre de recommandation pour l’éditeur d’une revue… Ici, nous ne voulons pas le suivre, non que l’éditeur (il ne le nomme pas) ne soit un type excellent, mais parce que la dure existence d’un jeune écrivain livré aux vampires de la librairie a été cent et cent fois racontée, tout récemment encore dans Pendennis par Titmarsh avec au moins autant d’exactitude et plus de gaieté que dans le Grand homme de province à Paris, de M. De Balzac. Laissons donc lav-Engro à sa triste besogne,

  1. Cana marel o manus chivios andé puy,

    Ta rovel pa leste o chavo ta romi.