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dignes de Callot et de Goya, gaieté soutenue, caractères singuliers, rencontres inattendues, intérêt inexplicable, il vous a tout prodigué, pêle-mêle, dans un style fortement empreint d’un goût de terroir tout-à-fait particulier, et, par momens, d’une énergie, d’une grace, d’une couleur admirables. Que lui demandez-vous encore ? Oubliez-vous à qui vous avez affaire ? Sa plume bohémienne a couru devant elle tant que le caprice l’a poussée. L’heure de la fatigue venant à sonner, doutez-vous qu’elle s’arrête ? Non, vraiment, et, doit la phrase rester inachevée, il faudra vous en contenter telle quelle : « Bonne nuit, mon jeune monsieur… Dormez bien, belle demoiselle. » - C’est tout ce que vous en aurez pour le moment, soit que l’auteur se tourne en effet dans son lit pour se rendormir, soit qu’un cheval l’attende, tout sellé, pour reprendre ses voyages, et qu’il parte pour Constantinople ou Saint-Pétersbourg, pour Rome ou la Mecque, à la poursuite de quelque dialecte inconnu, de quelque vocabulaire, impossible.

Est-ce donc un roman qui pourrait se dénouer ainsi ? Sous aucun prétexte on ne saurait l’admettre ; mais alors Lav-Engro est donc une histoire vraie ? Peu de gens, ayant lu consciencieusement cet ouvrage à part ; se seront tentés de le croire : Et cependant on y trouve à foison de ces réminiscences que l’artiste le plus habile ne saurait chercher en dehors de la réalité la plus pratique, la plus positive. Il ne tient donc qu’à nous de supposer que, sur de vrais souvenirs comme sur une trame solide et forte, George Borrew, évoquant le fantôme de sa jeunesse évanouie, a brodé un récit dont son imagination fait au moins la moitié des frais. N’est-ce pas ainsi que procéda Jean-Jacques Rousseau dans ces prétendus Mémoires, si fréquemment démentis, qu’il intitula Confessions ? Robinson Crusoé, cet autre monument littéraire, n’est-il pas aussi un heureux mélange de réalités et de rêves ? Lav Engro, sans doute, n’égale ni l’une ni l’autre de ces immortelles compositions ; .mais nous le classerons volontiers dans la même catégorie, à tel degré que l’on voudra, sans vouloir, cependant, qu’on le déprécie outre mesure, et sans oublier ce que nous disait l’autre jour encore un des romanciers favoris du public anglais ; l’ingénieux auteur de Pendennis et de Vanity-Fair : « George Borrow est un des prosateurs les plus remarquables de l’Angleterre actuelle. »

Les succès de l’auteur des Zincali et de Lav-Engro sont au reste, comme son talent, d’un ordre tout-à-fait à part. Dans ce dernier livre comme dans ceux qui lui ont frayé la route, les chapitres se succèdent comme les incidens, sans tenir l’un à l’autre, sans cette gradation constamment ascendante qui, de nos jours surtout, semble indispensable pour fixer l’attention d’un public blasé. Nulle charpente, nulle intrigue, nul savoir-faire, nul métier ; urne grande incohérence philosophique ; à certains égards une remarquable étroitesse de vues ;