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aucune portion du caractère, si insignifiante qu’elle puisse paraître aucun élément de ce petit monde que porte en lui l’être le plus humble. D’où vient cet appétit nouveau ? Ce serait difficile à dire, plus difficile encore de savoir où il nous mène. Ténèbres derrière nous et devant nous, n’est-ce pas là notre époque ?

Quoi qu’il en soit, George Borrow devina fait bien ce qu’on attendait de lui. Il reprit en sous-oeuvre l’ébauche qu’il avait donnée de ses voyages dans la Péninsule, et fit paraître son second ouvrage : la Bible en Espagne (1842). Ce récit embrassait cinq années pendant lesquelles l’auteur, selon ce qu’il en dit lui-même, avait mené la vie qui convenait le mieux à sa nature. « Ce temps a été, s’écrie-t-il, sinon le plus aventureux, au moins le plus heureux, de ma vie, et maintenant le rêve est dissipé pour ne revenir, hélas ! jamais…[1] »

Ce beau rêve, qui serait pour beaucoup de gens une pénible réalité, c’était la vie du soldat et du missionnaire, les longues courses à cheval dans les brûlantes sierras, les nuits sans repos dans quelque sale auberge, en compagnie des almocreves (rouliers) et non loin de la bauge où grognent les pourceaux, de l’écurie où les mules hennissent. C’était, pour grand régal, — les jours marqués de craie blanche, — le lombo de porc cuit sur des charbons et servi avec des olives rances ; c’était la rencontre suspecte de contrabandistas armés et farouches ; c’étaient les appréhensions de la route, mal conjurées par le brin de romarin que la superstitieuse hôtelière attachait, malgré qu’il en eût au chapeau du voyageur ; c’était le muletier ivre, lançant le frêle équipage sur les pentes abruptes d’un mauvais chemin de montagnes et chantant la tragala au bord des précipices ; c’était le soldat de mauvaise humeur, qui, par pure jalousie et forme de passe-temps, lâchait son coup de fusil sur le maudit hérétique assez riche pour avoir un cheval et un valet ; c’étaient vingt autres mauvaises rencontres dans le despoblado. Puis, à Madrid, c’était le métier de solliciteur avec tous ses ennuis et tous ses dégoûts, les hauteurs dédaigneuses ou les politesses hypocrites de l’homme en place, les promesses du supérieur éludées par les subalternes, les reviremens ministériels brisant à chaque instant le fil des négociations entamées.

Mais pourquoi ; direz-vous, toutes ces démarches ? C’est qu’en 1836 et dans les années suivantes, toute l’influence diplomatique de la Grande-Bretagne ne permettait pas à M. Borrow de répandre impunément, dans la très catholique Espagne, l’Écriture selon les protestans. On lui opposait fort bien, en cette matière, les décisions du concile de Trente, et pour éluder cette objection il se vit réduit à faire imprimer à Madrid une version des deux Testamens due à la plume du confesseur de

  1. The Bible in Spain, préface.