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n’avait qu’une très petite réserve de cartouches. À chaque instant, dans la province d’Oran, on craignait d’apprendre que ce poste eût été enlevé faute de munitions, et cependant il n’y avait pas un soldat de disponible, aucun moyen d’en envoyer. Le colonel Walsin commandait les goums arabes ; dans cette circonstance critique il tenta l’aventure. Seul Français au milieu de cinq cents Arabes ; qui commençaient déjà à douter, à une demi-journée de marche de l’émir, qui avait alors des forces nombreuses, le colonel, n’hésita pas une seconde. Il donna l’ordre de se mettre en marche ; un caïd lui fit une observation, il renouvela l’ordre ; le caïd refusa de l’exécuter ; alors, prenant son pistolet, il lui fit sauter la cervelle. L’instant d’après, un second, qui eut la même audace, eut aussi le même sort. Par cet acte d’énergie, dans un moment qui pouvait être un moment suprême, le colonel maintint la troupe arabe et parvint à conduire jusque dans Aïn-Temouchen les munitions dont ce poste manquait. Ces lieux, du reste, où des souvenirs héroïques, et le Défilé de la Chair (Chabat-el-Lhâme), où passe la route, témoigne par son nom du courage de ces mille Espagnols, qui, glorieux précurseurs de nos soldats de sidi-Brahim, surent aussi, accablés par le nombre, y tomber un à un, faisant tous face à l’ennemi. « Le capitaine Balboa, dit Marmol, y mourut avec tous ses soldats, qui ne voulurent jamais se rendre et combattirent vaillamment jusqu’à la mort, et Martinez fut mené à Tlemcen avec treize prisonniers seulement. Enfin, de tous les Espagnols il ne s’en sauva que vingt, qui se retirèrent sous la conduite de quelques guides et s’en retournèrent à Oran. »

Il est probable que les vingt Espagnols dont parle le chroniqueur eurent plus d’embarras que nous, mais, certes, ils ne gagnèrent pas plus rapidement la ville, car la pluie est une compagne de route trop maussade pour qu’on n’ait pas hâte de s’en délivrer. Le soir, nous arrivions à Oran et deux jours après il était déjà question du départ. M. le général de Lamoricière allait s’embarquer pour la France, afin d’assister à la session de la chambre ; son ardeur inquiète se réjouissait des nouvelles luttes qui l’attendaient ; sa pensée prenait plaisir à ces nouveaux combats. Pour nous, qui restions sur la terre d’Afrique, nous le vîmes partir avec regret. Les souhaits que nous lui adressâmes en lui serrant la main comme il montait à bord ; étaient sincères. Ces souhaits ont-ils porté bonheur au général de Lamoricière ? Ceux qui l’ont suivi au milieu des agitations de sa vie politique en jugeront.

Depuis cette époque un grand nombre des compagnons que le bivouac avait réunis pour un temps se sont séparés, et maintenant chacun suit sa destinée ; mais aucun n’a oublié ni les courses de la province d’Oran, ni les longues causeries du Château-Neuf.


PIERRE DE CASTELLANE.