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Si les morts ont un grand charme, la vie reprend toujours ses droits, et la rencontre d’un, ami n’est jamais plus agréable qu’aux avant-postes. Ce fut aussi avec une joie très vive que je retrouvai à Djema un de mes camarades, un de mes meilleurs amis. Nous avions dîné dans la baraque ou chaque jour les officiers venaient prendre leur repas. La salle, je suis forcé d’en convenir, était moins élégante que les salons des Frères Provençaux. Des planches de sapin remplaçaient les panneaux sculptés, et les escabeaux de bois tenaient lieu de fauteuils, le vin était bleu, d’un beau bleu, mais les convives avaient l’insouciance, la jeunesse, et la certitude de pouvoir marcher toujours droit. C’est là une des grandes raisons de ce calme imperturbable que l’on trouve si souvent chez les militaires. Le dîner fini, nous étions allés, mon camarade et moi, fumer notre cigare sur la plage ; le flot se mourait à nos pieds. La lumière tremblante d’un beau clair de lune semblait bercer les navires qui s’inclinaient doucement sous la houle ; l’air était tiède ; ce silence de la terre et des eaux, où l’on croit parfois saisir le lointain écho de voix mystérieuses, entraîne toujours en Afrique la pensée vers la France. Appuyés contre une balancelle, nous restions plongés dans nos rêveries, lorsque tout à coup j’entendis mon camarade s’écrier :

— Ah ! la belle soirée ! que je voudrais être à Paris !

— Et qu’y ferais-tu ?

— Écoute, je ne t’ai jamais raconté cela ; mais, par un temps comme celui-ci, je suis amoureux.

— Bah !

— Oui, et pourtant Dieu sait si je me plais en Afrique ; mais, n’importe, je voudrais être à Paris.

— Et s’il y gelait ? nous sommes au mois de janvier.

— À Paris, que fait le temps ? Je te dis que je suis amoureux ; seulement je l’oublie, et je ne me le rappelle que par des soirées comme celle-ci. C’était par une soirée du mois d’août que je suis devenu amoureux d’elle ; je ne lui ai, du reste, jamais parlé, et j’en aurais même été désolé.

— Qu’est-ce que toutes ces fariboles ?

— Fariboles… pas tant que tu crois ! Voici le fait : au mois d’août dernier, je me promenais sur le boulevard ; il faisait un temps superbe, ce temps-ci, ma foi, et pourtant je m’ennuyais, lorsqu’en passant devant le Gymnase je vois écrit en grosses lettres : Clarisse Harlowe. J’avais toujours eu un faible pour Clarisse ; aussi je ne voulais pas entrer dans la crainte qu’on ne me l’eût gâtée ; mais mon cigare s’éteignit juste devant la porte du théâtre ; c’était un présage, j’entrai. Ah ! si tu savais… Après les premières scènes, je m’émeus ; au deuxième acte je pleure, et au troisième, furieux j’injurie Lovelace. J’étais amoureux fou de Clarisse. Il fallait partir dans quatre jours,