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les régions politiques, qui se font gloire de ne pas avoir de théorie, c’est-à-dire de ne pas plier leurs idées et de ne pas savoir la raison de ce qu’ils font, daignaient à peine répondre à ceux qui leur présentaient des argumens contre le système protecteur : Laissez-nous pour en paix, disaient-ils ; vous n’êtes que des théoriciens ; le gouvernement ne vous regarde pas, c’est notre lot ; nous sommes les hommes pratiques. On n’était pas un homme pratique, on n’était plus qu’un esprit chimérique dès qu’on recommandait de marcher vers la liberté du commerce. Les protectionistes se donnaient pour les promoteurs de la civilisation, les bienfaiteurs du peuple, et ils étaient pris pour tels[1]. Les choses en étaient là lorsqu’il y a une douzaine d’années, un spectacle inattendu se produisit chez une grande nation, notre plus proche voisine. En Angleterre jusque-là, le gouvernement admettait le principe de la protection comme un axiome quoiqu’il résultât du système protecteur une cherté extrême pour les denrées alimentaires, pour le pain surtout. Tout à coup quelques hommes alors obscurs y levèrent d’une main ferme le drapeau de la liberté commerciale en s’organisant sous le nom de ligue contre les lois des céréales (anti corn-law league). Leur entreprise semblait désespérée. Ils étaient sans renom, sans influence, et ils s’attaquaient aux forces du pays les plus éprouvées, à l’aristocratie propriétaire des terres, aux propriétaires de plantations dans les colonies à sucre, à l’industrie maritime qui a pour elle de si vive sympathies, aux propriétaires de mines de cuivre, à la plupart des manufacturiers qui, à cette époque, étaient en Angleterre, comme ils le sont chez nous, aujourd’hui, complètement abusés sur les effets de la protection.

Mais on est bien fort quand on a pour soi la liberté et la justice, quand on revendique les droits du grand nombre, et qu’on met de rares talens au service d’une aussi bonne cause. M. Cobden et les bons citoyens qui étaient avec lui à la tête de la ligue déployèrent une admirable éloquence, une prodigieuse activité, un dévouement sans bornes, et en peu de temps ils devinrent une puissance. Leurs discours firent d’innombrables prosélytes à la ligue dans tous les rangs de la société, et enfin, au commencement de 1846, le plus illustre des hommes d’état de l’Angleterre, alors premier ministre, un homme pratique apparemment, sir Robert Peel, qui, depuis quelques années déjà, prenait à chaque session l’initiative de modifications très libérales au tarif des douanes, se rallia ostensiblement, officiellement à cette glorieuse pléiade. Dans un discours solennel, il déclara que pendant long-temps il avait cru au système protecteur, mais que éclairé

  1. Dans le manifeste de novembre 1846, ils se donnaient modestement comme les hommes « qui ont la responsabilité de l’existence de presque toute la nation. »