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vient de reconnaître dans Iwan le fils d’un propriétaire dont les terres touchent aux siennes. Il lui tend vivement la main, et leur entretien devient bientôt intime et familier. Lorsque le jeune homme a satisfait aux questions du vieillard : — Et que comptes-tu faire actuellement ? lui demande ce dernier. — Ma foi, répond l’autre, retourner à Kazan auprès de ma famille. — Eh bien ! veux-tu que nous fassions ce voyage ensemble ? Je t’offre une place dans mon tarantasse. — À ce mot de tarantasse, le jeune homme fait la grimace ; mais il a tant dépensé d’argent dans ses excursions, qu’il est obligé de trouver l’offre de l’honnête Wassili Iwanovitch très acceptable.

On n’imagine guère à Paris comment voyage un brave gentilhomme terrien de Kazan qui a poussé jusqu’à Moscou, et qui est en tarantasse. D’abord l’immense et lourd véhicule est littéralement encombré de matelas et d’oreillers, car son propriétaire ne saurait supporter en route que la position horizontale. Il doit avoir ensuite sous la main ses pipes, son thé, ses provisions de bouche de toute espèce, sans parler des malles, sacs de nuit et nécessaires qui s’amoncellent tout autour. Je me figure que nos ancêtres du XVe siècle voyageaient de semblable façon. Le pauvre Iwan Wassilievitch, descendu la veille des élégans wagons des chemins de fer d’Allemagne, frémit d’horreur à cette vue. Il faut toutefois se résigner. À peine les deux voyageurs ont-ils franchi la barrière de Moscou, qu’ils se mettent à causer ; le jeune homme se propose d’écrire ses impressions de voyage. Il développe à cette occasion la théorie du progrès qu’il rêve pour son pays, dont l’existence doit être transformée sous l’influence bienfaisante d’une civilisation active, intelligente et morale. On dirait, à l’entendre raisonner, que la Russie en est encore au règne d’Iwan-le-Terrible. Wassili Iwanovitch, enseveli dans ses oreillers, répond laconiquement au jeune enthousiaste et se moque de lui.

On arrive à Wladimir ; on descend dans une hôtellerie d’apparence comfortable, sans doute la meilleure de la ville. Le jeune homme, fatigué des secousses du tarantasse, se propose d’y passer une excellente nuit, et de se mettre le lendemain à écrire ses impressions de voyage. Iwan Wassilievitch ne connaît pas les auberges de son pays : l’intérieur en est élégant, il y a des glaces et des dorures ; mais rarement on y dîne, et, quant aux lits, il n’y faut point songer. Heureusement le vieillard a des provisions de bouche qu’il partage avec son compagnon, et un excellent matelas qu’il garde pour lui seul. On arrange un lit au jeune homme avec quelques bottes de foin, et Iwan se couche en se demandant à quoi bon ces dorures au plafond de sa chambre et ces grandes glaces sur les consoles.

M. Solohoupe n’a pas conduit sans intention ses voyageurs à Wladimir. Leur séjour dans cette ville lui offre l’occasion de décrire un chef-lieu de gouvernement russe avec un crayon dont la fidélité le