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les uns, le voyage de France ou d’Italie est le complément d’une éducation aristocratique; il en est la partie luxueuse. Les nobles russes font vingt fois ce voyage dans leur vie; c’est comme une tradition de famille. Ils conservent des relations à Rome et à Paris; ils ont, l’hiver, dans ces villes leur cercle intime, des amis, des alliances; ils forment, en un mot, cette élégante colonie qui vient nous apprendre chaque année que les mœurs et les façons de la haute société française ne sont point encore oubliées à Saint-Pétersbourg et à Moscou. D’autres voyageurs ne quittent la Russie que par curiosité. Ceux-ci se divisent en deux catégories : les esprits superficiels et ennuyés, les esprits réfléchis et studieux. Il y a enfin des Russes qui ne se décident à quitter leur pays qu’avec une certaine appréhension, bien que sollicités par l’attrait de l’inconnu et des merveilles racontées; ils savent pourtant que rien ne pose mieux dans un certain monde que d’avoir été en France, et, n’y eût-il que ce motif, il est déterminant. Le moment arrivé et l’autorisation impériale obtenue, ils partent; mais que de désappointemens les attendent! On a beau être comte ou prince, on est forcé de s’apercevoir que les égards et la considération ne se mesurent aux voyageurs que dans la proportion de leurs dépenses. Ils étaient partis avec le sentiment d’une admiration absolue, et, au retour, ils ne savent que dénigrer les pays étrangers, mis en parallèle avec la Russie, qui ne manque pas d’avoir l’avantage en toutes choses. « Les concombres salés de leur pays l’emportent même, à les en croire, sur les oranges parfumées de la Sicile[1]. »

A laquelle de ces classes appartient Iwan Wasilievitch ? On le devine, c’est à celle des voyageurs simplement curieux, des touristes les plus superficiels. Quoi qu’il en soit, il est au retour, comme au départ, animé d’un ardent patriotisme; ce sentiment servira de point de contact entre ses instincts novateurs et les instincts routiniers de son compagnon de route. C’est à Moscou, sur le boulevard de Twer, qu’ils se rencontrent. Le vieux Wassili Iwanovitch s’y promène paisiblement en songeant tristement aux fatigues de la route qu’il lui reste à faire; pour atteindre ses terres de Kazan. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure épanouie et communicative. M. Solohoupe nous décrit minutieusement son costume. Le vieux gentilhomme est en casquette, a un habit dont la coupe remonte au moins à vingt ans, avec un pantalon à l’avenant, et force breloques au cordon de sa montre, fièrement étalé sur un large abdomen. Le costume du jeune homme contraste singulièrement avec celui-là; il est neuf et sort des magasins de je ne sais quel confectionneur du Palais-Royal, Iwan Wassilievitch porte un paletot dont la façon divertit fort le campagnard. Celui-ci

  1. Maikoff, les Deux Existences.