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Le traîneur de grèves tressaillit, et un jet de sang monta à son visage habituellement sans couleur.

— Il a donc parlé ? demanda-t-il d’un accent bas et précipité.

— Non pas lui, répliqua Annette avec un mouvement d’épaules méprisant ; est-ce que le grand Luc saurait parler à une femme ? Mais quelqu’un parle pour lui.

Elle se mit alors à raconter avec une émotion contenue les obsessions de son père au sujet de leur voisin, dont il voulait à toute force faire un gendre. Bien que Marzou soupçonnât ces projets comme tout le monde, il en parut atterré, et la jeune fille, qui n’avait voulu que modérer sa confiance, s’aperçut bien vite qu’elle avait dépassé le but. Elle essaya alors de lui redonner quelque courage ; mais, comme il arrive presque toujours, une fois retombé de ses espérances, le traîneur de grèves sembla s’obstiner dans sa douleur et aller lui-même au-devant de tous les motifs d’abattement. Il opposa d’abord sa pauvreté à l’opulence relative de son rival, l’espèce de mépris sous lequel il avait grandi au respect effrayé qu’inspirait le grand Luc ; puis, animé par ce contraste douloureux, il rappela toutes les misères qu’il avait dû traverser depuis son enfance, et conclut que le bonheur et lui n’étaient pas faits pour marcher ensemble. Il ajouta, comme cela devait être, que s’il fallait renoncer à une espérance qui le soutenait seule depuis si long-temps, il ne voyait plus de raison pour vivre.

Ces lieux-communs de l’amour au désespoir, éternellement répétés et éternellement sincères dans leur exagération, causèrent à la jeune fille une sérieuse épouvante. Annette commençait à les combattre par de tendres reproches et surtout par quelques espérances, lorsque la voix de son père se fit entendre au dehors : elle se leva surprise et effrayée d’un retour si prompt, et fit signe à Marzou, qui s’élança dans le jardin, La porte qui donnait sur la rue s’ouvrit presque en même temps, et Goron entra, suivi du grand Luc.

Bien que leur séance à la Sardine d’argent eût été plus courte que d’habitude, ils avaient le teint échauffé, la parole haute et les mouvemens incertains. Cependant l’expression de cette demi-ivresse n’était point la même pour tous deux. Chez le père d’Annette, elle avait redoublé l’humeur agressive et impérieuse ; chez Lubert, elle semblait tourner à la stupidité. La jeune fille, qui avait lu d’un coup d’œil sur leurs visages, se tint à l’écart, comme si elle eût espéré leur échapper ; mais le grand Luc l’aperçut et la montra du doigt à Goron avec un rire grossier en s’écriant : — La voilà ! patron, la voilà !

— Alors garde-la, matelot, répondit le pêcheur, qui s’était approché du foyer pour rallumer sa pipe.

Lubert prit la recommandation au pied de la lettre et voulut saisir la jeune fille, qui lui échappa avec un cri. Il se retourna vers le marin d’un air gauchement piteux.